Fibromyalgie

2020


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Communications

Hospitalisation des adolescents douloureux chroniques en MPR-Pédopsychiatrie : pertinence et limites du travail transdisciplinaire

Nicolas Girardon, Pédopsychiatrie
Amélie Bremare, Médecine Physique et Réadaptation
Centre Médical et Pédagogique pour Adolescents, Neufmoutiers-en-Brie,
Fondation Santé des Étudiants de France, service du Dr Gabriela Erbenova
Nous décrivons dans cette communication la prise en charge transdisciplinaire des adolescents douloureux chroniques hospitalisés dans notre unité dite de double prise en charge médecine physique et réadaptation (MPR) et pédopsychiatrie. Cette unité s’est développée dans le service de MPR de l’établissement, alors sous la responsabilité du Dr Anne-Claire de Crouy, dans le cadre de la collaboration entre les services de MPR pédiatrique et de pédopsychiatrie. Elle a été créée en 2006 et comportait alors 12 lits d’hospitalisation à temps complet en capacité d’accueillir des adolescents ayant commis un geste suicidaire violent essentiellement par saut d’un lieu élevé (Girardon et coll., 2015renvoi vers). L’accompagnement de ces patients nécessite un plateau technique de rééducation fonctionnelle complet (service de kinésithérapie, dispositif de bilans urodynamiques, service d’ergothérapie) et des locaux adaptés à la situation des patients avec un espace suffisant pour faire passer chariots plats, lits médicalisés et fauteuils roulants manuels ou électriques.
Cette unité peut accueillir aujourd’hui 14 adolescents (et pré-adolescents), âgés entre 10 et 18 ans, pour des indications ayant évolué et s’étant diversifiées (tableau Irenvoi vers). L’élargissement des indications aux troubles douloureux chroniques s’est faite sur la base d’observations de quelques situations en MPR « classique » ne permettant pas d’assurer la contenance institutionnelle dont ces patients ont besoin afin d’être soignés correctement (Girardon, 2005)1 . Ces douleurs concernent le système musculo-squelettique, elles sont parmi les plus courantes et les plus invalidantes. Ce sont des douleurs liées à un dysfonctionnement des systèmes de contrôle de la douleur sans lésion identifiée (Anselmetti et coll., 2016renvoi vers).

Tableau I Indications d’hospitalisation en MPR-Pédopsychiatrie

1. Lésions auto-infligées dans le cadre d’une tentative de suicide ou d’une mise en danger grave : saut d’un lieu élevé, précipitation sous un train ou une voiture, blessure par arme à feu ou arme blanche...
2. Trouble douloureux somatoforme persistant (CIM-10) – Trouble à symptomatologie somatique avec douleur prédominante (DSM-5)
3. Trouble dissociatif de la motricité (CIM-10) – Trouble à symptomatologie neurologique fonctionnelle ou trouble de conversion (DSM-5)
4. Rééducation post-chirurgicale chez un adolescent présentant une comorbidité psychiatrique (Trouble du spectre autistique)
5. Troubles neuropsychiatriques secondaires à une pathologie neurologique : encéphalite auto-immune, accident vasculaire cérébral, maladie de système...
Le diagnostic de douleur psychogène comme celui de tout trouble somatoforme est un diagnostic positif et non un diagnostic d’élimination (CEN, 2013renvoi vers). C’est une complication psychogène d’une altération tissulaire même minime. Ces patients présentent une majoration fonctionnelle importante dont le retentissement affectif, psychologique et social n’est pas explicable médicalement. Une douleur organique, sans nier l’existence d’une lésion le plus souvent bénigne sert de « point d’ancrage » à la fragilité psychique de ces adolescents. Ils sont à distinguer des troubles factices, c’est-à-dire la production intentionnelle de symptômes pour obtenir un statut de malade, d’une part, et d’autre part de la simulation c’est-à-dire la recherche de bénéfices matériels (Lempérière, 2010renvoi vers).
La double prise en charge MPR et pédopsychiatrie s’intègre dans un dispositif de type soins-études-insertion, spécificité de la Fondation santé des étudiants de France (FSEF) (Girardon et de Crouy, 2014)2 (Arnulf et coll., 2019). L’équipe pédagogique détachée d’un établissement de l’éducation nationale de Seine-et-Marne accueille les patients élèves au sein du Centre médical et pédagogique pour adolescents (CMPA) et propose un enseignement de la 6e à la terminale dans des classes à petits effectifs. Il existe pour les élèves les plus en difficulté un aménagement spécifique de la pédagogie : groupe à pédagogie spécifique sans évaluation notée, unité d’enseignement adaptée pour des cours en individuel, dispositif de bilans de compétences.

Données statistiques

Depuis 5 ans, 55 patients ont été hospitalisés pour un trouble douloureux somatoforme persistant ou un trouble dissociatif de la motricité (CIM-10) (indications 2 et 3 du tableau Irenvoi vers), dont environ 90 % correspondent au trouble douloureux somatoforme persistant : 40 ont été accueillis en MPR-Pédopsychiatrie et les 15 autres en hôpital de jour MPR et en MPR classique. De plus, 24 patients ont été orientés différemment suite à la consultation de préadmission (refus de la famille, pas d’indication d’hospitalisation, orientation en pédopsychiatrie, période de réflexion avant une éventuelle hospitalisation...). Les âges à l’admission variaient de 8 à 19 ans dont 85 % entre 12 et 17 ans, pour une moyenne d’âge de 15 ans. Le sexe ratio était de 7 filles pour 3 garçons. La durée moyenne de séjour a été de 8 mois.

Présentation clinique des patients accueillis

Nos principaux adresseurs sont les centres douleurs pour enfants et adolescents. Ils posent l’indication d’hospitalisation dans notre unité sur l’existence d’une douleur chronique c’est-à-dire d’une durée de plus de 3 mois en l’absence de lésion identifiée ou d’une lésion trop modeste, disparue ou disproportionnée par rapport aux symptômes, résistante aux traitements habituels, et envahissement de la vie de l’enfant et des parents (Annequin, 2011renvoi vers) (Tordjman et Ouss-Ryngaert, 2012)3 .
Il s’agit d’un syndrome douloureux fluctuant dans la journée mais persistant parfois sur l’ensemble du nycthémère et dépendant de facteurs psychologiques et relationnels. En principe les douleurs ne réveillent pas le patient la nuit. Il est classiquement rythmé par la scolarité, exacerbé le matin avant de se rendre à l’école et donc beaucoup mieux toléré pendant les vacances. Il touche une ou plusieurs articulations, un membre, une partie du rachis dorso-lombaire ou les ceintures. Une ou plusieurs fonctions motrices risquent alors d’être sérieusement compromises : écrire, courir, marcher, rester debout, s’habiller, se laver, s’alimenter seul, serrer la main... Par exemple une douleur au poignet empêche rapidement l’usage du stylo, les chevilles ou les pieds confinent au fauteuil roulant, certaines rachialgies empêchent la station assise. Certaines formes sont très invalidantes, elles rendent l’adolescent grabataire et il passe le plus clair de son temps dans son lit. Les douleurs sont exprimées spontanément en dehors de tout contact physique ou n’apparaissant qu’au moment de la mobilisation active ou passive. Il entraîne bien souvent une impotence fonctionnelle plus ou moins complète par sous-utilisation ou exclusion de la partie du corps concernée, le plus souvent un ou plusieurs membres. La douleur reste bien localisée mais peut se généraliser à d’autres parties du corps alors que la localisation d’origine persiste et sera souvent la dernière à disparaître.
L’examen clinique est parfois impossible avant le début de l’hospitalisation, car le patient a trop peur d’avoir mal. Quand le patient se laisse examiner, il est le plus souvent normal et ne révèle que les conséquences de la mauvaise ou de la non-utilisation de la partie du corps douloureuse. On recherche au niveau de la zone douloureuse une allodynie, c’est-à-dire une sensation non douloureuse ressentie comme douloureuse, ou une hyperalgésie, c’est-à-dire une réaction exagérée, quantitativement anormale aux stimuli douloureux. Il faut éliminer un syndrome douloureux régional complexe mais il n’est jamais typique dans la population des patients accueillis dans l’unité car les critères concernant la trophicité, la motricité et la sudomotricité manquent le plus souvent (Spicher, 2014renvoi vers).
La réduction des activités physiques est liée à la kinésiophobie, c’est-à-dire l’évitement d’activités qu’il considère comme susceptibles de provoquer ou d’augmenter ses douleurs (Anselmetti et coll., 2016renvoi vers), aggravée d’une véritable peur de la douleur ou cinésiophobie. L’évitement lié à la peur (fear avoidance) évolue dans un contexte d’hypervigilance et de focalisation de l’attention sur certaines sensations corporelles s’inscrivant dans des scénarios catastrophe (catastrophisation) (Fauchère, 2007renvoi vers). Ce processus peut maintenir et augmenter le déconditionnement et la détresse pour aboutir à un véritable cercle vicieux favorisant le comportement d’invalide. Mais dans notre expérience, le comportement envers la douleur est toujours très dépendant du contexte émotionnel et relationnel et l’on observe fréquemment dans l’unité, en particulier quand sont hospitalisés plusieurs adolescents douloureux chroniques en même temps, des phénomènes de sursimulation à savoir l’exagération volontaire, dans la recherche de bénéfices secondaires vis-à-vis des soignants, d’une symptomatologie réelle (Lucas, 2014renvoi vers). À l’inverse certaines émotions libèrent le mouvement telle que la colère liée à une frustration, d’où l’aspect très paradoxal et déconcertant de la clinique de ces patients pour les équipes soignantes amenées à répondre quotidiennement aux demandes de traitements antalgiques.
Le retentissement de l’état physique de l’adolescent sur l’environnement familial et scolaire est toujours majeur quand nous leur proposons une hospitalisation. L’impotence fonctionnelle qu’elle soit localisée ou globale, entraîne une situation de dépendance physique nécessitant en fonction des situations de multiples adaptations de type appareillage technique (béquilles, attelles, fauteuil roulant...), installation de baby phone voire de chaise percée si l’adolescent ne peut plus sortir de sa chambre, mise en place d’une auxiliaire de vie scolaire et d’un plan d’accompagnement individuel à l’école, et parfois demande de changement d’établissement en raison de l’absence d’ascenseur pour accéder aux classes. L’idéal de perfection à l’école, les enjeux de compétitions sportives ou d’excellence dans d’autres domaines existent parfois mais n’ont rien de systématique. Quand l’adolescent n’est plus en état d’aller à l’école, il semble l’accepter trop facilement.
Le risque iatrogène dans les situations de douleur chronique est constant avec une prescription d’antalgiques au long cours plus ou moins puissants sans aucune efficacité réelle mais que le patient voire les parents ne souhaitent pas interrompre. L’administration d’analgésiques morphiniques y compris par des gestes invasifs, fait partie des complications iatrogènes les plus problématiques. Par ailleurs les techniques d’hypnose proposées par les unités de douleur pédiatrique se sont avérées le plus souvent peu efficaces et n’ont pas empêché l’aggravation des symptômes. Les critères d’admission en hospitalisation de double prise en charge MPR – pédopsychiatrie pour les douloureux chroniques tels que nous les pratiquons sont résumés dans le tableau IIrenvoi vers.

Tableau II Principaux critères d’hospitalisation en MPR-Pédopsychiatrie pour les adolescents douloureux chroniques

1. Une mauvaise évolution sur le plan physique, relationnel et social avec un risque de décrochage scolaire et une mauvaise intégration dans le groupe des pairs
2. Une désorganisation et un épuisement de l’entourage familial
3. L’importance du risque iatrogène
4. Hospitalisation demandée par l’adolescent
Dans l’histoire médicale de ces patients un événement corporel est retrouvé à chaque fois dans la genèse du syndrome douloureux chronique : blessure par traumatisme le plus souvent (entorse, choc direct, agression...), geste chirurgical, épisode infectieux ou inflammatoire... Si l’adolescent présente des antécédents de pathologie organique avérée, celle-ci n’explique en rien l’apparition du tableau douloureux chronique.
La souffrance psychique, quand elle est reconnue par le patient à l’admission, est essentiellement mise en rapport avec l’absence de diagnostic positif porté par le ou les équipes médicales impliquées, autrement dit quand les investigations à la recherche d’une cause dite organique se sont avérées négatives.
Une autre manière de considérer la sémiologie fonctionnelle de ces patients en s’appuyant sur une observation de plusieurs mois dans l’unité d’hospitalisation avec des périodes de permission à la maison est de distinguer deux dimensions qui coexistent le plus souvent à savoir :
• une dimension « passive » par sous-utilisation ou non utilisation d’une partie du corps, un ralentissement physique, une indifférence à l’absentéisme scolaire ;
• une dimension « active » avec des blessures auto-infligées par négligence ou plus rarement de façon délibérée sur un mode masochiste, par sursimulation c’est-à-dire exagération de la symptomatologie à l’occasion des interactions avec les parents, les autres patients, les soignants, les médecins et les enseignants ; par des demandes répétées d’antalgiques, par le refus plus ou moins actif de participer à la scolarité dans l’établissement.

Objectifs de la consultation de préadmission

Il faut souligner l’influence sur le bon déroulement de cette consultation initiale de la qualité de la préparation par nos adresseurs, de leur confiance et de leurs attentes positives envers notre dispositif. Elle se déroule en présence du médecin MPR qui mène l’entretien, associé au pédopsychiatre, au cadre de santé du service et d’un soignant. Nous avons appris l’importance du « setting », c’est-à-dire du climat thérapeutique qu’il est nécessaire d’installer lors de cette première rencontre (Balint et Balint, 2006renvoi vers). Les modalités d’accompagnement, MPR et pédopsychiatrie, sont présentées comme différenciées dans leur rôle et mission mais semblables dans leur expérience acquise auprès de cette population. Nous nous appuyons constamment sur l’expérience acquise au contact des adolescents et de leurs parents rencontrés depuis une douzaine d’années. Nous insistons notamment lors de la présentation de notre manière de travailler avec cette population clinique sur les points suivants :
• la priorité accordée non pas à la recherche des causes mais au traitement des conséquences de la douleur chronique sur la vie de l’enfant et son retentissement sur la vie familiale. Il faut donner avant tout les moyens à l’adolescent d’aller mieux et d’être soulagé avant de l’aider à comprendre pourquoi il a mal ;
• expliquer la « feuille de route » de la prise en charge à savoir les objectifs étape par étape de la rééducation fonctionnelle, le recours éventuel à un traitement psychotrope et ce que l’on peut en attendre, l’organisation des soins et des études, annoncer la fréquence mensuelle des entretiens familiaux ;
• rappeler le caractère authentique de la douleur même si elle n’est pas médicalement expliquée : la douleur n’est pas « dans la tête » mais dans le corps, c’est un diagnostic positif et non un diagnostic « d’élimination » ;
• observer le style d’interaction entre l’enfant et ses parents pendant cette première rencontre ;
• demander si l’enfant a une préoccupation excessive pour la santé d’un de ses parents en lien éventuellement avec un antécédent médical ou psychiatrique ;
• évaluer les représentations du patient et des parents sur l’origine des symptômes de leur enfant ;
• énoncer toujours, en nous appuyant sur notre expérience, la dimension psychopathologique retrouvée chez tous les patients hospitalisés dans notre unité tout en respectant leurs hypothèses ;
• expliquer le rôle anxiogène de la scolarité et des enjeux d’autonomisation à cet âge ;
• faire visiter l’unité par le soignant présent.

Les actions du médecin de MPR et les objectifs
de la rééducation fonctionnelle

L’indication d’un travail de type MPR repose davantage sur le retentissement global que sur la « déficience » elle-même, à savoir le déconditionnement à l’effort, la déscolarisation, ou l’absence d’activité sociale adaptée à l’âge. L’équipe de MPR par son observation et son écoute rapprochée de l’adolescent dans les moments variés de la journée et de la nuit (toilette, habillage, transferts, repas, kiné, ergothérapie, psychomotricité, scolarité...) confirme le diagnostic de douleur non médicalement expliquée. Il peut mettre en œuvre les examens cliniques si nécessaire et devra noter les positions de repos du patient en vérifiant qu’elles n’aggravent pas le symptôme (compression contre un cale-pied du fauteuil par exemple). Il permet de rassurer la famille mais aussi le collègue psychiatre de l’unité sur l’absence d’organicité et la bonne évolution somatique car une impotence fonctionnelle quelle qu’en soit l’origine peut conduire à des complications somatiques : désadaptation à l’effort, amyotrophie, rétractions tendineuses, troubles urinaires, troubles du transit, escarres, blessure par chute, troubles de l’alimentation, troubles du sommeil...
Le médecin MPR doit laisser le champ libre à l’expertise médicale extérieure quand il s’agit de terminer un bilan diagnostic mais doit aussi mettre des limites franches aux demandes d’examens complémentaires par les parents quand ces examens ne rentrent pas dans les investigations prévues par le(s) équipes médicale(s) référente(s) (neuro-pédiatre, rhumato-pédiatre, interniste...). Cela permet deux choses : éviter une confrontation idéologique stérile avec les parents sur l’origine supposée organique du symptôme douloureux et renouveler régulièrement la confiance dans les intervenants extérieurs afin de limiter les risques de clivage et de nomadisme médical. Cette confiance doit bien sûr être réciproque avec ces derniers. Des échanges réguliers doivent se mettre en place avec l’ensemble des spécialistes extérieurs à l’institution dont le médecin de l’équipe douleur.
Le médecin MPR coordonne les actions du masseur kinésithérapeute, prescrit balnéothérapie, psychomotricité, ergothérapie, activité physique adaptée et automassages. Le traitement médicamenteux à visée antalgique est repris en main avec un objectif de décroissance. L’accompagnement des demandes régressives fonctionnelles se fait avec parcimonie dans des limites acceptables en lien avec les capacités d’autonomisation et en tenant compte des enjeux liés à la scolarisation dans l’établissement (fauteuil roulant, siège selle, béquilles, déambulateur, attelles, assistance par ordinateur en scolarité...). Sont alors prises en compte dans les décisions médicales d’utilisation de l’appareillage, les circonstances de la demande et les lieux autorisés : en dehors de l’unité, en scolarité, en activité sportive, en permission au domicile, en présence de ses pairs hospitalisés. La disponibilité suffisante du médecin MPR, référent institutionnel sur le plan médical, est primordiale tant la dimension potentiellement abandonnique chez la majorité des adolescents accueillis s’exprime sous la forme d’une aggravation des symptômes douloureux et de la dépendance physique quand ils n’ont pas le sentiment d’être pris suffisamment au sérieux. Des examens cliniques prévisibles dans le cadre de la visite en chambre hebdomadaire sont complétés par des examens pratiqués suite aux plaintes douloureuses du patient dans les moments « stratégiques » : retour de vacances, de permission, reprise scolaire ou augmentation de l’emploi du temps scolaire, à la veille ou au lendemain d’un entretien familial, épisodes de rechutes, période de sevrage médicamenteux, interventions intempestives de certains parents quand ils demandent des examens non prévus ou un avis médical extérieur par un médecin qui ne connaît pas encore l’enfant.
L’équipe soignante – infirmières, aides-soignantes et cadre de santé – est au cœur du dispositif institutionnel et va acquérir le statut de base de sécurité au sens de John Bowlby pour ces jeunes adolescents, dont le sentiment d’insécurité est présent systématiquement (Atger, 2016). Cette équipe a acquis une expérience importante au contact des dizaines de patients reçus depuis une douzaine d’années. Pour l’essentiel on retiendra de leur expérience unique :
• patient est toujours sincère quand il dit qu’il a mal, ses comportements discordants vis-à-vis de la douleur ressentie ne doivent pas être interprétés comme de la pathomimie ;
• l’intérêt de ne pas interpréter immédiatement devant le patient la plainte douloureuse même si on a pris conscience des bénéfices secondaires attendus ;
• l’intérêt très limité des échelles d’auto-évaluation auprès des douloureux chroniques ; elles permettent néanmoins de mesurer l’importance de leur sensibilité à la suggestion envers les soignants et d’autres patients ;
• privilégier les techniques à médiation corporelle (automassages) et les temps d’échange et de présence pour faciliter le sevrage médicamenteux d’où l’intérêt des jeux de société, des ateliers thérapeutiques en binôme avec d’autres professionnels (psychologue, ergothérapeute, éducateur) ;
• l’importance de la disponibilité psychique des professionnels et donc de la qualité de coordination entre soignants pour limiter le risque de clivage et d’épuisement.
Il nous est apparu de ce fait raisonnable de ne pas accueillir plus de cinq patients douloureux chroniques en même temps dans notre équipe. La réussite du projet de soin ne dépendra jamais d’un seul professionnel de l’équipe, sentiment que certains patients peuvent induire quand ils sont en quête d’un lien affectif privilégié. Cette cohésion de l’équipe repose beaucoup sur la qualité de la coordination médecin de MPR–Pédopsychiatre concernant les axes de travail thérapeutique définis pour chaque situation en fonction de son évolution.
La polyvalence de l’équipe se traduit dans le fait de savoir passer d’une prise en soin très somatique (nursing, pansements, transfert, aide à la toilette) à une autre beaucoup plus relationnelle ; et les réponses relationnelles, afin d’être suffisamment contenantes, peuvent être tantôt « maternantes », tantôt limitantes voire frustrantes tout en restant suffisamment bienveillantes et empathiques. Cette approche multimodale permet par exemple d’accompagner physiquement l’adolescent en scolarité quand il craint de ne pas y arriver seul à cause d’une recrudescence des douleurs. Une réponse soignante structurante doit faire coexister dans le même temps une reconnaissance de la douleur et une fermeté bienveillante vis-à-vis du respect de son emploi du temps.
Le travail en kinésithérapie doit être pratiqué par un professionnel référent qui connaît bien cette pathologie et qui peut adapter sa technique pour chaque patient. Il s’articule avec le travail en psychomotricité et les interventions pluriquotidiennes des soignants.
L’ensemble des médiations, pour la plupart des approches de type psychocorporelles, sont indispensables pour élaborer avec le patient les problématiques suivantes :
• un clivage corps-psyché qui s’exprime en début de prise en charge par « je vais très bien, c’est mon corps qui va mal » ;
• les représentations mentales de son corps (schéma corporel et image du corps) et la recherche d’une dysmorphoesthésie ou crainte d’une dysmorphie ;
• la place de la douleur dans la construction de l’identité physique et psychique : « si elle disparaît qui suis-je ? » ;
• le travail d’intégration psychique de certaines parties du corps qui passe par plusieurs étapes entres autres :
- l’aider à formaliser sa douleur (forme, couleur...), en faire un « objet » manipulable un peu plus à distance en s’appuyant sur la relation transféro-contre-transférentielle ;
- rendre visible la problématique psychocorporelle en lui apprenant à ne pas maltraiter son corps ;
- l’aider à différencier ses besoins (demandes affectives ?) de sa douleur ;
- l’aider à redevenir acteur dans le plaisir pris à utiliser son corps.

Le travail du pédopsychiatre et du psychologue
en MPR-Pédopsychiatrie

Le pédopsychiatre s’intéresse d’abord aux conséquences de la douleur chronique sur l’enfant, les parents et la scolarité. Il nous paraît pertinent d’aider le patient à comprendre d’abord « comment » le corps est devenu douloureux et quels sont les facteurs de pérennisation plutôt que de vouloir comprendre tout de suite le « pourquoi ». Cette compréhension est étayée essentiellement par le travail institutionnel dans son ensemble, les entretiens individuels avec la présence d’un soignant, l’observation de ce qui se passe quand l’enfant est rescolarisé dans l’établissement (en général dès l’admission) et la participation à tous les entretiens familiaux. Les transitions entre le service et le domicile à l’occasion des permissions (1 week-end sur 2) et ce qu’inscrivent les parents sur le cahier de liaison peuvent être riches d’enseignement.
L’évaluation de la tolérance à la scolarité avec ses enjeux narcissiques et de mentalisation est une partie essentielle dans la démarche diagnostique et thérapeutique. Un accompagnement par un éducateur du service est décidé pour le premier rendez-vous avec le directeur des études. Cet accompagnement éducatif sera nécessaire toute la durée du séjour pour les mises au point et les synthèses avec l’équipe pédagogique. La scolarisation en soins-études sert autant de levier thérapeutique que d’outil diagnostique pour éclairer le rapport anxieux à l’école (Girardon, 2016renvoi vers).
Les psychotropes sont le plus souvent utiles avec d’assez bons résultats, et ce en fonction de la gravité du tableau clinique. Nous les prescrivons avec l’accord des parents et du jeune. Le lien anxieux à l’école étant établi systématiquement, y compris au sein de notre établissement donc en milieu protégé, il devient plus facile pour le patient et sa famille d’envisager un traitement à visée anxiolytique. On utilise en première intention la cyamémazine (entre 20 et 100 mg) et en deuxième intention la rispéridone (entre 1 et 5 mg). La fluoxétine (entre 20 et 30 mg) est indiquée dans les formes où la dimension dépressive – ralentissement psychomoteur, troubles du sommeil, tristesse – apparaît au premier plan.
L’articulation avec les prises en charge de la psychologue clinicienne du service s’inscrit dans une organisation de type « bi-focale » ou « pluri-focale » (Jeammet et Corcos, 2005renvoi vers). Le pédopsychiatre du service reste le garant de la réalité externe de l’adolescent, ce qui autorise ce dernier à investir davantage sa réalité interne auprès de la psychologue. En pratique, le pédopsychiatre s’occupe des liens concrets entre le patient et son environnement scolaire, familial et institutionnel ; la psychologue va créer des espaces thérapeutiques de soutien pour favoriser l’expression et l’élaboration de problématiques plus personnelles : temps individuel sans soignant à horaire fixe inscrit sur son emploi du temps, ateliers thérapeutiques de groupe en co-animation avec un soignant, passation d’échelles diagnostiques et de tests projectifs. Elle participe aux commissions d’orientation et d’harmonisation soins-études qui réunissent professionnels du soin et enseignants. Elle rencontre systématiquement les parents, si possible le jour de l’admission afin d’expliquer son rôle dans l’unité et sa technique de travail. Ces rencontres ont été mises en place en particulier pour cette population de jeunes patients douloureux chroniques, afin de limiter les effets négatifs sur la prise en charge psychothérapeutique des mouvements très ambivalents de la part de l’adolescent déclenchés par un transfert massif sur le thérapeute.

Aspects du travail thérapeutique dans l’institution

Le dispositif de double prise en charge proposé dans notre unité autorise un travail transdisciplinaire où il ne s’agit pas seulement de confronter les expertises mais de créer un nouveau savoir sur la pathologie, une réponse inédite qui dépasse le savoir de chacune des spécialités représentées (tableau IIIrenvoi vers, Canouï et coll., 2012renvoi vers). Elle n’est pas de la pluridisciplinarité, qui est une association de disciplines qui concourent à une réalisation commune mais sans que chaque discipline ait à modifier sensiblement ses propres méthodes. Sa grille de lecture et l’outil psychopathologique adopté pour comprendre certaines dimensions utiles à la prise en charge doivent être partagés avec le somaticien dans un climat interactif bienveillant et ouvert. La mise au travail psychique est rendue possible par le cadre médical et réciproquement.

Tableau III Aspects principaux du travail thérapeutique dans l’institution

1. Importance des médiations psychocorporelles pour aider l’adolescent à mentaliser ses difficultés
2. Rôle sécurisant du groupe des pairs
3. Relance du processus narratif interne
4. Importance du travail avec la famille
5. Place des aménagements scolaires en « soins-études »
6. Remise en situation scolaire = outils diagnostiques et levier thérapeutique
L’ensemble des soins physiques agissent comme autant de médiations psychocorporelles et contribuent à rendre la relation à l’autre plus tolérable tout en faisant prendre conscience à l’adolescent de sa dépendance psychique excessive à travers sa dépendance physique. En réalisant que les progrès physiques viennent de lui du fait de la mise à distance du milieu familial, l’adolescent restaure ses assises narcissiques – ce qui assure la continuité du sujet et la permanence de son investissement de lui-même dans une unité somato-psychique – fragilisées par les enjeux d’autonomisation. Réapprendre à se sentir compétent sur le plan moteur évolue parallèlement au processus de mentalisation. La « décondensation » du symptôme douloureux passe par la reprise d’un travail psychique de déplacement par identification sur les différents professionnels engagés dans les soins. Dans ce contexte, la qualité et la fluidité des passages de relais d’une spécialité à l’autre sur un même lieu de soins renforce les aspects différenciateurs et contenants de la prise en charge dans le respect des fonctions respectives et des valeurs de chacune.
Le rôle des pairs nous paraît déterminant. Le groupe des pairs est l’occasion pour un adolescent insécurisé de retrouver un sentiment de sécurité même auprès des autres jeunes de son âge dans la mesure où ces relations sont médiatisées par les soignants et qu’il se sent enfin moins différent d’eux. Dans une perspective attachementiste, il s’agit donc de relancer le système affiliatif puis d’attachement aux pairs, c’est-à-dire d’aider ces adolescents à retrouver une relation sécurisante à l’autre. Toute conflictualité dans la relation pourra être vécue de manière moins menaçante parce que médiatisée par les adultes professionnels.
La relance du travail narratif de l’adolescent pour lui-même dans les interactions avec soignants et adolescents mais aussi avec les enseignants – la scolarité reprenant sa fonction contenante grâce aux dispositifs spécifiques du soins-études – est une étape fondamentale dans l’évolution positive du patient (Hochmann, 2017renvoi vers). Elle atteste d’une reprise du processus de mentalisation que la douleur chronique risquait d’entraver. Cette fonction narrative peut se déployer à travers les liens téléphoniques aux parents : comment l’adolescent raconte-t-il ses journées ? Comment les parents imaginent-ils sa vie au centre ? L’apparition d’une discontinuité dans les appels rassure finalement les parents qui mesurent alors la capacité de l’enfant à investir les différents espaces non scolaires de l’institution. L’enfant peut cacher de nouveau des choses qui sont de l’ordre de l’intime à ses parents. L’adolescent montre alors qu’il est capable de passer d’un investissement psychique quasi totalement corporel et sensoriel à des investissements psychiques, mentalisés et en lien avec des évènements relationnels, scolaires, et émotionnels. La prise en charge pédopsychiatrique l’aide à mettre en lien la reprise des phénomènes douloureux avec les émotions, les frustrations, les peurs liées à l’école ou aux transitions avec le domicile mais aussi le soulagement de ces douleurs par la mise en place d’un traitement psychotrope le cas échéant. Cette expérience institutionnelle acquise par l’adolescent fait voyager le parent dans l’univers mental de son enfant à travers ce qu’il lui raconte. C’est une occasion nouvelle pour le parent de se décentrer du symptôme de l’enfant. Les parents se mettent donc de nouveau à imaginer des choses en lien avec ce que la vie de leur enfant devenu adolescent doit susciter pour eux comme changements conceptuels. La mise en histoire de la vie de l’adolescent reprend ses droits et avec elle une temporalité structurante retrouvée.

Les évolutions observées en MPR-Pédopsychiatrie

Les trois observations cliniques suivantes illustrent les principales modalités d’évolution observées le plus souvent à savoir :
• une mauvaise évolution physique et psychique toujours associé à un système familial « rigide », des convictions déréelles concernant une origine strictement organique des symptômes avec parfois la revendication d’un préjudice subi (accident, agression physique, geste chirurgical, anesthésie...), une difficulté pour accepter les soins psychiques pour eux-mêmes et/ou leur enfant (cas no 1) ;
• une évolution physique et psychique satisfaisante grâce à une prise de conscience par la famille de la fragilité psychique du patient et l’acceptation d’une orientation en pédopsychiatrie mais souvent au terme d’une longue hospitalisation (cas no 2) ;
• une évolution très favorable sur tous les plans, physique et psychique, sans qu’une orientation en pédopsychiatrie soit nécessaire. Le système familial accepte d’emblée la dimension psychopathologique (cas no3).

Cas no 1 : histoire de Valentine, 15,5 ans

Valentine est suivie depuis 6 mois par un centre douleur (CHU pédiatrique) avant d’effectuer 2 séjours dans notre établissement en MPR-Pédopsychiatrie (16,5 mois) puis d’être transférée en hôpital de jour psychiatrique soins-études dans une autre clinique de la Fondation santé des étudiants de France. Ses douleurs chroniques sont diffuses et invalidantes, à l’origine d’une déscolarisation et d’un nomadisme médical faisant courir un risque iatrogène majeur. Les parents « s’accrochent » aux diagnostics médicaux déjà évoqués depuis 8 mois : syndrome d’Ehlers Danlos, algoneurodystrophie... et sont convaincus de son « incurabilité » (demande d’exonération du ticket modérateur, dossier MDPH en cours). Ils font une demande de fauteuil roulant alors que Valentine porte déjà des orthèses du poignet et du genou.
Les douleurs sont apparues dans un contexte post-traumatique après une succession d’entorses à répétition. Valentine dit par ailleurs souffrir de « phobie scolaire » à cause d’un « harcèlement » au collège, elle a présenté des épisodes de crise suicidaire et est traitée par antidépresseurs et paracétamol.
Concernant les antécédents familiaux psychiatriques, la mère de Valentine souffre d’un deuil pathologique avec surconsommation médicamenteuse (antalgiques, psychotropes divers). Elle ne se fait pas suivre régulièrement même si elle voit un psychiatre de temps en temps. Le frère jumeau de Valentine a fait plusieurs tentatives d’autolyse médicamenteuses ayant entraîné des hospitalisations en pédopsychiatrie. Il aurait été évoqué pour lui un trouble bipolaire.
Tant que Valentine est hospitalisée en MPR-Psy, on constate une évolution favorable aussi bien au niveau physique que psychologique et relationnel avec ses pairs ainsi qu’une reprise progressive de la scolarité et une limitation des séjours au domicile. Dès qu’elle revient vivre dans son milieu familial, on observe une réapparition des douleurs chroniques et du nomadisme médical. L’évolution à 3 ans malgré le passage en hôpital de jour psychiatrique de type soins-études n’est pas bonne sur le plan physique car elle reste douloureuse ; néanmoins elle peut poursuivre sa scolarité dans de bonnes conditions grâce au dispositif soins-études.

Cas no 2 : histoire de Romain, 14 ans

Romain est hospitalisé en pédiatrie pendant 1 mois (CHU pédiatrique) pour bilan de douleurs à la hanche droite d’intensité croissante rapidement progressive avec des douleurs des membres inférieurs et des troubles vasomoteurs à l’orthostatisme depuis 20 jours, survenues dans les suites d’un traumatisme bénin (choc direct en faisant du buggy). Il ne se déplace plus qu’en fauteuil roulant.
Trois mois après le début des troubles douloureux, une admission en MPR classique au CMPA est décidée en raison d’un refus de « psychiatrisation » en MPR-Pédopsychiatrie par l’enfant et ses parents. Il reste en MPR pendant 7 mois puis la famille accepte son transfert dans une unité de pédopsychiatrie du CMPA, l’unité de traitement des troubles de l’affectivité et de la cognition (UTTAC) en raison de l’absence d’évolution des symptômes physiques et du décrochage scolaire persistant. Il sera prêt au bout de quelques mois à intégrer un programme scolaire en hôpital de jour psychiatrique soins-études. Il va rester au total 2,5 ans au CMPA.
La mère de Romain a de lourds antécédents psychiatriques à savoir des troubles de l’humeur avec tentatives d’autolyse, multiples hospitalisations en psychiatrie pendant l’enfance de Romain nécessitant parfois d’être séparée totalement de son fils pendant plusieurs mois dès l’âge de 3 ans. Lorsqu’il arrive en MPR, Romain dit que mis à part son fauteuil roulant il n’a « pas de problèmes ».
Du fait d’un refus catégorique de tout traitement psychotrope par les parents pour leur fils et surtout d’un transfert dans notre unité de double prise en charge, l’évolution physique n’est pas bonne tant qu’il reste en MPR ; on constate une relation d’interdépendance majeure entre Romain et sa mère et une incapacité pour Romain de nouer des relations avec les autres patients du service tandis que la scolarisation est impossible. Romain est dans un profond déni de son incapacité à supporter la remise en situation scolaire pourtant très progressive qui lui est proposée. L’évolution sera beaucoup plus favorable pendant son passage à l’UTTAC en hospitalisation temps complet de semaine : programme de remédiation cognitive, mise en place d’un traitement antipsychotique à petite dose (aripiprazole 5 mg), travail familial soutenu, bénéfices de la resocialisation médiatisée par les soignants, séances de psychomotricité et étayage institutionnel constant. Les douleurs disparaissent complètement et il se sépare rapidement de son fauteuil roulant. Il va reprendre sa scolarité en hôpital de jour psychiatrique soins-études où il passera son brevet des collèges avec succès avant de sortir définitivement avec un projet de lycée professionnel pour l’année suivante. Il tente d’expliquer sa bonne évolution : « Si on peut s’en sortir soi-même, les autres (enfants, adultes) peuvent s’en sortir aussi ».

Cas no 3 : histoire d’Anne, 17 ans

Anne est adressée par un médecin de la douleur (CHU pédiatrique) après de multiples avis (médecin traitant, ostéopathe, neurologue, rhumatologue, psychiatre, spécialiste du sommeil...). Elle souffre de rachialgies chroniques depuis 10 mois associées à des douleurs des épaules et des trapèzes, une insomnie rebelle et un absentéisme scolaire quasi total. Elle consomme des antalgiques (paracétamol et association antalgique paracétamol-opiacé) depuis plusieurs mois. Pour décrire ses douleurs, elle dit que tout son dos « s’écrase » et ses os « broient » ses muscles. L’événement déclenchant a été de laisser tomber un bébé de la table à langer dans le cadre d’un baby-sitting – sans conséquences pour l’enfant qu’elle gardait – provoquant une attaque de panique puis l’installation du tableau clinique.
On relève dans ses antécédents personnels une anxiété de séparation depuis l’enfance, des somatisations et une entorse du pouce. Dans les antécédents familiaux, on retient du côté du père un accident de la voie publique quand il avait une trentaine d’années avec des séquelles au niveau du rachis nécessitant l’aide d’une canne pour marcher ; un divorce particulièrement conflictuel entre les parents un an avant le début des troubles douloureux : sa mère dit avoir été victime pendant de nombreuses années de maltraitance morale de la part de son ex-mari d’où sa demande de séparation. Anne s’est sentie investie dès l’âge de 6 ans de la mission de protéger sa mère qui déprimait de plus en plus.
Anne est hospitalisée 11 mois en MPR-Pédopsychiatrie. En consultation d’évaluation initiale, elle est particulièrement agitée par ses douleurs, ne tient pas en place et fait les cent pas dans le bureau d’entretien car la position assise est impossible. Son évolution va être très favorable aussi bien psychiquement que physiquement grâce à une re-scolarisation progressive, l’acceptation d’un traitement antidépresseur (fluoxétine prescrit pendant 1 an), s’investissant particulièrement dans la vie du service (déléguée des patients) autorisant ainsi un sevrage antalgique complet. Parallèlement les relations avec son père s’apaisent, les deux parents soutiennent les soins séparément tout en se remettant en question. Elle dit en fin de séjour : « Je vais mieux, je n’ai plus mal, car j’ai décidé de prendre soin de moi, de ne plus m’occuper des autres ». Deux ans après sa sortie, elle dit aller parfaitement bien.

Conclusions et perspectives

La prise en charge en institution sur plusieurs mois (en moyenne 8) de nombreux pré-adolescents et adolescents âgés de 10 à 18 ans, souffrant de douleurs chroniques musculosquelettiques dans notre unité de double prise en charge MPR-Pédopsychiatrie nous a permis de mieux connaître cette population clinique.
L’indication de séjour dans notre unité repose sur une mauvaise évolution sur le plan physique, relationnel et social avec un risque de décrochage scolaire et une mauvaise intégration dans le groupe des pairs ; une désorganisation et un épuisement de l’entourage familial ; le risque iatrogène d’automédication, de pharmacodépendance et d’interventions invasives inefficaces et dangereuses qu’elles soient à visée diagnostique ou thérapeutique.
Ce syndrome clinique impose des techniques de rééducation et de remédiation psychocorporelle spécifiques nécessitant un plateau technique de MPR à l’intérieur duquel le soin psychique peut se déployer à distance du milieu familial, permettant, en accompagnant la plainte somatique, un accès au psychisme.
La remise en situation scolaire dans un environnement protégé (classes à petits effectifs) fonctionne aussi bien en tant que moyen diagnostique privilégié pour révéler un refus anxieux scolaire ou un trouble de l’humeur masqué par le symptôme douloureux, que de levier thérapeutique. En effet, la scolarité sollicite les enjeux psychiques de séparation, la solidité des assises narcissiques et les capacités réflexives de ces jeunes patients d’où l’intérêt des aménagements scolaires de type « soins-études » pour cette population d’adolescents particulièrement fragile psychiquement et insécure sur le plan des relations d’attachement.
La disparition totale des douleurs et donc de l’impotence fonctionnelle au décours de l’hospitalisation, l’acceptation par les parents de la fragilité psychique de leur enfant qui s’autorise enfin à prendre soin de lui en acceptant notamment une hospitalisation en MPR-Pédopsychiatrie suffisamment longue et une articulation de qualité avec les structures ambulatoires (pédiatre spécialisé, unité douleur) sont des facteurs de bon pronostic (tableau IVrenvoi vers).
Sont de moins bon pronostic la conviction d’une étiologie purement organique ou la recherche d’un préjudice subi (dans un contexte post-traumatique ou post-chirurgical) par les parents, leur refus d’une orientation en pédopsychiatrie pour l’enfant si nécessaire en raison d’une non-acceptation de la dimension psychopathologique des troubles malgré plus de 6 mois d’évolution en MPR-Pédopsychiatrie (tableau Vrenvoi vers). Dans ces formes « résistantes », le corps risque de mettre sous emprise l’entourage et, réciproquement certaines formes d’emprise parentale peuvent se rejouer vis-à-vis du corps de l’enfant par le biais du corps médical quand, à l’occasion d’une rencontre médicale, un diagnostic purement organique est posé par un médecin prenant une position d’« expert ». Ce diagnostic rassure les parents, répond à leur peur insurmontable de se confronter à la fragilité psychique de leur enfant en renforçant de ce fait la relation d’emprise qu’ils entretiennent avec ce dernier tout en déniant la problématique de dépendance affective problématique sous-jacente. Cette dépendance peut s’exercer de la (ou les) figure(s) d’attachement vers l’enfant aussi bien que de l’enfant vers sa figure d’attachement.

Tableau IV Facteurs de bon pronostic

1. Disparition totale des douleurs pendant l’hospitalisation
2. Acceptation par les parents de la fragilité psychique de leur enfant
3. L’adolescent accepte de prendre soin de lui
4. Hospitalisation d’une durée suffisante pour le patient
5. Qualité de l’articulation avec le suivi ambulatoire (unité douleur)

Tableau V Limites de la double prise en charge en MPR-Pédopsychiatrie

1. Recherche d’une étiologie purement organique par les parents
2. Non-acceptation par les parents de la dimension psychopathologique des troubles
3. Troubles graves de la personnalité chez le jeune
4. Nécessité d’un étayage et d’une contenance institutionnelle plus importante
5. Excès de bénéfices secondaires liés à la médicalisation
6. Absence d’évolution sur le plan physique après 6 mois d’hospitalisation
Sur un plan psychopathologique, notre réflexion aboutit le plus souvent à se poser les questions suivantes :
• le déroulement de la prise en charge en MPR-Pédopsychiatrie met souvent en évidence chez ces adolescents douloureux chroniques une communauté de destin – en termes d’évolution et de moyens thérapeutiques (médicamenteux et institutionnels) mis à leur disposition pour améliorer leur état clinique – avec les adolescents présentant un refus anxieux scolaire (Girardon, 2016renvoi vers) ;
• l’installation d’un lien de dépendance à la douleur et ses caractéristiques communes avec l’ensemble des conduites de dépendance à savoir (Jeammet et Corcos, 2005renvoi vers) :
- la relation de dépendance au symptôme douloureux voire de pharmacodépendance qui s’aggrave dans le temps avec ses composantes comportementales active et passive ;
- l’effet de captation des investissements développé par leur comportement ou attitude au détriment des investissements relationnels (risque de décrochage scolaire) ; l’état de dépendance physique fait que l’entourage devient dépendant du symptôme. Du fait de la régression et de ce surcroît de dépendance à l’égard des parents qu’ils induisent, les symptômes somatiques peuvent constituer une incertitude sur les limites du corps et aux menaces qui en résultent. Par les particularités de l’investissement du corps de l’enfant par les parents, l’enfant tire le bénéfice de méconnaître la menace que fait peser sur lui la relation avec la figure d’attachement ;
- la dimension d’attaque du corps par une quête de sensations (négligence par exclusion motrice) ;
- le caractère transnosographique de ce syndrome en termes de personnalité sous-jacente ;
- la fréquence des dimensions exhibitionniste (se montrer handicapé avec toute l’ambivalence que cela comporte en apparaissant difforme et « monstrueux » et s’appuyer sur cette nouvelle identité) et masochiste (dans ce lien plus ou moins érotisé à la douleur quand on essaye de les examiner) (Jeammet, 2000renvoi vers).
Nous n’avons pas évalué les modalités d’attachement de ces patients par un instrument standardisé. Néanmoins notre expérience clinique nous permet de suspecter dans presque toutes ces situations une relation d’attachement avec inversion des rôles entre enfant et figure d’attachement principale de type contrôlant/soignant sur l’environnement beaucoup plus exceptionnellement de type contrôlant/punitif (Solomon et George, 1999renvoi vers). D’autres recherches cliniques doivent être menées pour étayer ces hypothèses (Donnelly et Jaaniste, 2016renvoi vers).
Sont constamment retrouvés chez un des parents ou les deux, des antécédents médico-psychiatriques (maladie somatique chronique invalidante, séquelles physiques de traumatisme, psychopathologie actuelle ou passée, douleur chronique...) ayant affecté durablement la relation d’attachement entre l’enfant et ses donneurs de soins (caregivers), inversant les rôles et mettant l’enfant en position de parentification. Par ailleurs, la douleur chronique à l’adolescence interroge toujours la qualité de l’investissement du corps par l’enfant et ses parents (Cramer, 1977renvoi vers) avec pour pendant un défaut d’investissement de la sphère psychique.
Nous émettons enfin l’hypothèse que l’existence quasi-systématique d’un événement médical, traumatique ou chirurgical bénin crée l’occasion pour le pré-adolescent ou l’adolescent d’opérer vis-à-vis des parents via le corps médical un renversement des rôles où il devient le soigné et l’adulte le donneur de soin car l’existence d’une douleur chronique vient mobiliser puissamment l’entourage. Le fait que la persistance des plaintes douloureuses soit la principale modalité d’expression des difficultés psycho-affectives et développementales montre bien que le besoin de sécurité passe d’abord par le corps chez l’enfant. Dans ce contexte, la douleur chronique comporte une fonction adaptative. Cette modalité d’expression clinique montre à l’extrême ce que les vicissitudes du « travail intégratif » (Hochmann, 1998renvoi vers) signifient à cet âge quand le sujet est toujours menacé de division interne du fait de ses transformations physique et cognitive. L’adolescent utilise son corps et ses plaintes corporelles comme un « appui » narcissique et identitaire qui le protège d’une menace de confusion avec ses figures d’attachement. Le corps marque une limite visible, objectivable entre l’enfant et ses parents, il contribue à ce travail de séparation mais au risque de l’auto-sabotage physique et social. Il utilise les soins médicaux reçus en conséquence et l’attention portée par ses parents comme autant de médiations tolérables parce qu’elles passent par le corps utilisé comme régulateur émotionnel (Jeammet, 2017renvoi vers).
Nous remercions le Pr Nathalie Godart pour son aide précieuse à la relecture de cette communication.

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