Fibromyalgie

2020


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Communications

Fibromyalgie et invalidité :
à propos de la jurisprudence suisse

Cristina Ferreira1
Unité de recherche de la Haute École de santé Vaud (HESAV/HES-SO), Lausanne

Introduction

En Suisse, les débats qui entourent la fibromyalgie relèvent moins de controverses scientifiques que de considérations qui ont trait à sa reconnaissance médicolégale comme maladie invalidante. En jeu se trouve principalement l’accès aux prestations de l’assurance-invalidité (Ferreira, 2014renvoi vers)2 . Une contextualisation rapide des réformes de cette assurance est indispensable pour comprendre l’émergence d’un problème autour de certaines catégories diagnostiques3 . Entrée en vigueur le 1er janvier 1960, la Loi fédérale sur l’assurance-invalidité (LAI) a fait l’objet de révisions successives dont les plus récentes datent de 2004, 2008 et 20124 . Outre l’assainissement financier de l’assurance, le principal fer de lance de ces processus politico-législatifs est de réaffirmer la primauté de la réadaptation sur le versement de rentes. Ce principe a été introduit explicitement pour la première fois dans le texte de loi avec la 4e révision LAI du 21 mars 2003. Mais c’est surtout avec la 5e révision de la LAI (2008) que la volonté de redéfinir l’invalidité dans des termes plus restrictifs s’affirme pleinement5 . Sans pouvoir développer ici cet aspect, notons seulement que cette révision a renforcé les obligations individuelles d’entreprendre tout ce qui peut être « raisonnablement exigible » pour réduire la durée et l’étendue de l’incapacité de travail.
L’ampleur de ces réformes a alimenté le débat public au cours d’une campagne référendaire qui a abouti à l’acceptation de la 5e révision en votation populaire le 17 juin 2007. C’est dans ce contexte politique que la problématique des « vrais » et des « faux » invalides s’est reposée6 . Un clivage s’est institué entre les handicaps visibles et les « maladies invisibles » davantage exposées au soupçon. Au vrai, dès la fin des années 1990 le doute s’est cristallisé autour de certains tableaux cliniques considérés comme trop diffus. Figurant dans la catégorie des « syndromes douloureux sans substrat organique clairement identifié », la fibromyalgie pose dès lors le problème de l’administration de la preuve médicale permettant d’objectiver l’invalidité. L’indétermination de son statut au sein de l’assurance sert de levier au monde associatif. Créée en 1997, l’Association suisse des fibromyalgiques ne manque pas de contester des révisions de la loi sur l’assurance-invalidité qui portent atteinte aux droits sociaux7 . L’association tente d’approcher des politiciens et des membres du Parlement qui sont susceptibles de défendre leur cause8 . Ainsi, à l’instar des luttes pour faire reconnaître le syndrome de la fatigue chronique, les associations de patients tendent à interpeller le corps médical par ailleurs fortement divisé sur ces questions (Loriol, 2003renvoi vers).
À ce débat contribuent à leur tour les médecins experts. Dans les publications qu’ils consacrent à la fibromyalgie ils soulèvent les enjeux délicats dans le cadre des expertises sollicitées par l’assurance-invalidité (Burgat, 2002renvoi vers ; Pfister, 2003renvoi vers). À bien des égards, ils vont renouer avec un questionnement ancien qui se posait déjà au début du xxe siècle autour de la neurasthénie9 . Sommes-nous en présence de pathologies de l’évitement de l’effort auxquelles seule la remise au travail dûment encadrée peut apporter une solution efficace ? Ou sommes-nous face à de réels états d’épuisement organiques et psychologiques qui exigent avant tout le soulagement thérapeutique ? Sans trancher sur ces questions, certains auteurs tentent surtout de rappeler que le diagnostic alimente des controverses vives au sein de la communauté scientifique. Parce que les hypothèses étiologiques prennent de multiples directions, ils estiment que l’incertitude est suffisamment importante pour ne pas reconnaître sans autre forme de jugement une entité nosologique. Convertir une douleur indifférenciée en une maladie rhumatismale serait de leur point de vue imprudent. Jacques-Antoine Pfister (2003renvoi vers), expert rhumatologue, vient à suggérer que la fibromyalgie relève d’une sorte de maladie de civilisation particulièrement manifeste dans les sociétés industrielles avancées. Dans les pays qui offrent des possibilités d’indemnisation par les systèmes de sécurité sociale, il suggère que les seuils de tolérance vis-à-vis de la douleur tendent à être plus bas comparativement aux pays moins dotés en protection sociale. Pourtant, soutient-il, la condition humaine se définit bel et bien par l’acceptation d’une usure physique inévitable. Toutefois, certains patients auraient tendance à être persuadés de ne plus pouvoir travailler et à considérer que leur mal aurait pour origine des traumatismes physiques répétés liés à l’exercice d’une activité professionnelle. Or, l’auteur fait observer que les études ne montrent aucun lien de causalité probant entre le traumatisme et la fibromyalgie.
Dans le cadre de l’expertise légale, la fragilité et la multiplicité des hypothèses scientifiques quant à l’étiologie de la fibromyalgie est une épine dans le pied pour l’expert légal. Reste que dès le moment où la fibromyalgie est une entité officialisée, la jurisprudence interdit de transformer les procédures en tribunes passionnelles. Les considérations des experts médecins laissent toutefois entrevoir des postures de réserve que le droit ne va pas complètement ignorer. Dès les années 1990, les juges se sont trouvés de plus en plus embarrassés face à ces tableaux cliniques – fibromyalgie et trouble somatoforme – sur lesquels le consensus médical peine à s’exprimer. Cet état de fait est rappelé par un expert psychiatre :
« [...] lorsque les différents intervenants de santé, les assurances sociales et les milieux juridiques spécialisés ont commencé à se préoccuper de la place que prenait la douleur somatoforme en termes de coûts pour la société, il n’existait pas de véritable doctrine pour l’appréciation de ces cas. Les juges tranchaient au coup par coup et se ralliaient au rapport médical le plus convaincant. Leur pratique ne pouvait qu’être le reflet du questionnement et des controverses qui ont toujours cours chez les experts médicaux eux-mêmes » (Fauchère, 2007renvoi vers : 243).
Soucieux d’éviter l’arbitraire décisionnel induit par des désaccords médicaux, les juristes s’efforcent d’élaborer des critères d’évaluation communs (Mosimann, 1999renvoi vers). Ainsi est née à l’aube des années 2000 une nouvelle jurisprudence consacrée d’abord aux troubles somatoformes douloureux, appliquée dès 2003 à la fibromyalgie. Avec cette jurisprudence, une arène a été agencée pour débattre de problèmes majeurs et pour tenter de qualifier des faits complexes. Que peut-on exiger des individus malades, dont l’existence est comme paralysée par la douleur et qui se trouvent durablement en arrêt de travail ?

Une jurisprudence qui ouvre des régimes d’exception

Selon la jurisprudence très restrictive du Tribunal fédéral, la plus haute instance judiciaire en Suisse, en règle générale les troubles somatoformes et la fibromyalgie ne sont pas des maladies invalidantes10 . Par des « efforts raisonnablement exigibles », la personne peut surmonter son état douloureux et reprendre une activité. Tel est le principe général qui prévoit tout de même des exceptions à la règle. Ces exceptions laissent une possibilité, quoique très mince, à la reconnaissance de la fibromyalgie comme maladie invalidante. L’évaluation repose alors sur des critères qui forment une sorte de grille de lecture visant à faire une évaluation holistique de l’existence du sujet, seule façon de dépasser les limites étroites du diagnostic pour identifier les possibilités d’une reprise exigible du travail. Ainsi, le pronostic est défavorable si l’expert constate une « comorbidité psychiatrique », des « affections chroniques sans rémission durable », un « état psychique cristallisé », une « perte d’intégration sociale dans toutes les manifestations de la vie » et « l’échec des traitements conformes à la règle de l’art ». Plus ces critères se manifestent et imprègnent les constatations médicales, moins sera admise « l’exigibilité d’un effort de volonté » chez l’individu. Seul le constat objectivé d’un épuisement des ressources psychiques permet de suspendre l’exigence d’un effort productif à fournir sur le marché du travail.
Sont également proposés des critères auxquels les experts peuvent se référer pour recommander le refus d’une rente d’invalidité. Tel est le cas si l’expert constate « une divergence entre les douleurs décrites et le comportement observé », une « allégation d’intenses douleurs dont les caractéristiques demeurent vagues », une « absence de demande de soins » ou encore si « les plaintes très démonstratives le laissent insensible ». Ni l’authenticité du récit ni la crédibilité des symptômes décrits ne doivent souffrir d’aucun doute. Et toute tentative suspecte pour attirer la compassion de l’expert peut se trouver potentiellement sanctionnée.
L’adoption de ces critères dans la jurisprudence visait explicitement à réduire un tant soit peu les désaccords entre les médecins. Or, cette jurisprudence produit au moins deux effets inespérés. Le premier est une intensification des rapports de force. Interprétée dans sa version la plus limitative, la jurisprudence sert à l’administration de l’assurance – via ses propres services médicaux – à rejeter des demandes ou à supprimer des rentes11 . De leur côté, ceux à qui ont été notifiées des décisions négatives peuvent faire recours en s’appuyant sur les possibilités laissées par la même jurisprudence. Le second effet est une multiplication sans précédent des rapports d’expertise pour se prononcer sur la capacité de travail dans les dossiers où il est question de « syndromes sans pathogenèse et étiologie claires et sans constat de déficit organique »12 . Cette inflation a du reste soulevé des critiques ainsi que des soupçons de connivence entre certains experts et les offices de l’assurance qui leur confient des mandats. Par la voie de la presse ou des revues professionnelles, des médecins psychiatres s’affligent du sort donné aux malades dont les demandes de rente sont soumises aux suspicions13 .
Pour répondre à des critiques, la nécessité a vu le jour en 2012 de règlementer davantage la pratique. Ainsi, les mandats sont attribués via une plateforme électronique de manière « aléatoire » ; de plus, les centres doivent désormais délivrer des rapports annuels d’activité. Toujours est-il que l’existence de maladies sujettes à la controverse a donné une impulsion certaine à l’essor d’un marché de l’expertise. Le nombre de centres d’expertise médicale attitrés a presque doublé en l’espace de quatre ans (18 en 2012, 30 en 2016)14 . Au total, 5 097 expertises ont été attribuées en 2016 aux 30 centres d’expertises agréés. Manifestement les centres ne parviennent pas à répondre à la demande : cette année-là, 604 mandats sont restés en attente. Outre la médecine interne générale, la psychiatrie figure dans presque toutes les expertises (95 %). Deux autres spécialisations apparaissent dans plus de la moitié des expertises : la rhumatologie (50 %) et la neurologie (56 %).

Le contentieux : inégaux devant l’évaluation
de la fibromyalgie

Pour comprendre l’application concrète des critères d’évaluation fixés par cette jurisprudence, nous avons entrepris l’analyse de 275 affaires jugées au Tribunal des assurances sociales de Genève (Ferreira, 2015renvoi vers). Pour l’essentiel, les personnes qui font recours contre des décisions négatives prises par l’assurance sont des travailleurs de nationalité étrangère exerçant des métiers réputés pénibles sur le plan physique. La plupart souffrent de troubles musculo-squelettiques ; dans 70 dossiers, la fibromyalgie est la principale raison médicale d’une demande adressée à l’assurance-invalidité. En moyenne, ces justiciables ont 42 ans et ne travaillent plus depuis presque 7 ans15 . Il n’est pas superflu de préciser que selon le cadre légal en vigueur, les dimensions socio-économiques n’entrent pas en ligne de compte pour évaluer l’incapacité de travail. Les causes de celle-ci doivent être exclusivement médicales. Ainsi, si le médecin vient à conclure que l’incapacité est surtout causée par une longue période de chômage ou par des difficultés à trouver un emploi, dès lors le dossier n’est plus du ressort de l’assurance-invalidité16 .
La jurisprudence fédérale précise que dès le moment où un diagnostic est validé par les classifications internationales (CIM-10 et DSM-V), il n’y a pas lieu pour les médecins de se lancer dans des controverses. Formellement, leur évaluation doit se limiter aux répercussions des atteintes à la santé sur la capacité de travail. Rien n’interdit néanmoins de penser que le crédit assez variable conféré aux diagnostics controversés, à l’instar de la fibromyalgie, influence le jugement médical porté sur le dossier. Dans ce qui suit, illustrons à l’aide de quelques exemples tirés de ce contentieux la variété des arguments déployés par les médecins pour qualifier l’état d’un justiciable diagnostiqué d’une fibromyalgie.
Fait assez rare, certains justiciables bénéficient de l’appui de médecins qui font valoir leur savoir spécialisé auprès des magistrats. Tel fut le cas dans le recours judiciaire d’une concierge17 . Diagnostiquée d’une fibromyalgie par tous ceux qui l’ont examinée, son état dépressif est toutefois différemment apprécié par le corps médical. L’expert psychiatre mandaté par l’assurance livre à ce propos un rapport contradictoire ; il constate une « réaction dépressive » chez l’assurée mais estime simultanément qu’elle ne présente pas d’affections psychiques. Pour lui, du point de vue psychiatrique, la capacité de travail était entière. Le médecin rhumatologue qui suit la patiente pense autrement. Convoqué au tribunal, il apporte des éclairages en tant que « spécialiste de la fibromyalgie » reconnu par ses pairs qui lui adressent des patients ; il précise au passage qu’il répond régulièrement à des mandats d’expertise et fait partie de la Ligue genevoise contre le rhumatisme. Lors de l’audience, il regrette que la fibromyalgie, « maladie grave, assez rare » soit un diagnostic souvent posé à tort. Évoquant des études scientifiques, il explique que « dans beaucoup de cas, il existe un passé lié à la violence [...] des troubles du comportement, en particulier de la relation avec les autres et avec soi-même de même que des troubles du sommeil sur plusieurs années semblent être à l’origine du dysfonctionnement du cerveau, lui-même à l’origine des douleurs ». Encore faut-il, précise-t-il, savoir mener correctement un examen clinique auprès de patients qui refusent généralement de mentionner les maltraitances subies. Son expérience de praticien lui fait dire que « de longues années sont nécessaires pour mettre au jour les facteurs de stress et pour que le patient arrive à les exprimer ». Partant, il considère que dans le cas des personnes souffrant d’une fibromyalgie, les médecins peuvent « passer à côté » s’ils ne procèdent pas « à une anamnèse axée sur la violence ». C’est, précisément, cette démarche qu’il a suivie avec la justiciable dont l’état clinique est à comprendre à la lumière d’un vécu douloureux : la naissance de son premier enfant a été un facteur de stress majeur débouchant sur une dépression post-partum. De nouveau enceinte, le stress est réactivé sous la forme de « douleurs fibromyalgiques ». Pour le tribunal, suffisamment d’éléments sont alors réunis pour invalider les conclusions de l’expertise psychiatrique et reconnaître une incapacité de travail ouvrant l’accès aux droits.
L’intervention d’un spécialiste est, on l’a dit, extrêmement rare. Le plus souvent, les médecins se limitent à constater une « symptomatologie douloureuse diffuse », évoquent une « réponse fibromyalgique » voire renoncent tout bonnement à faire un usage du diagnostic. Parfois on peut même lire des formulations hybrides telles que « syndrome douloureux somatoforme persistant s’exprimant sous forme de douleurs diffuses de type fibromyalgie ». Il se peut aussi que la pose du diagnostic contribue à renvoyer au second plan des maladies qui sont pourtant à l’origine d’une demande de prestations auprès de l’assurance-invalidité.
Prenons l’exemple d’un recours déposé par une ouvrière originaire du Laos18 . Durant les 5 années de procédure administrative et judiciaire, elle fera l’objet de diverses expertises, tentera des reprises du travail pour se trouver au final à l’assistance publique. En substance, cette dame souffre d’une épicondylite due à l’usage répétitif du membre supérieur dans la fabrication industrielle journalière de pièces de maroquinerie ; elle produit à domicile des articles en cuir. En raison de son épicondylite elle ne parvient plus, comme auparavant, à fabriquer 500 pièces par jour mais seulement 150. Son médecin traitant certifie une aggravation de son état ainsi qu’une généralisation des douleurs qui justifie, selon lui, le diagnostic de fibromyalgie. Pour les médecins du Centre d’évaluation de la douleur qui ont examiné la patiente, « la douleur typique de l’épicondylite du coude droit semble être en cours de généralisation et confondue et noyée dans la symptomatologie douloureuse d’une fibromyalgie ». Ces médecins recommandent le programme AquaFM (physiothérapie en piscine), des séances de relaxation ainsi que la participation à des tables rondes « afin de partager le vécu de la douleur et les implications dans la vie quotidienne ». Ils proposent également un traitement médicamenteux avec infiltration locale et des antidépresseurs tricycliques. Enfin pour l’épicondylite droite, ils recommandent une immobilisation locale et le traitement par un ergothérapeute. Cela étant, l’expert rhumatologue mandaté par le tribunal estime que la fibromyalgie n’implique pas dans son cas des entraves fonctionnelles ; dans son opinion, l’assurée conserve une capacité totale de travail dans son métier. De surcroît, malgré les douleurs aux membres supérieurs, elle n’a pas cessé de travailler à domicile. Ce qui montre, comme l’affirment les médecins de l’assurance, qu’elle est capable de travailler en dépit des douleurs dont elle se plaint. Or, dans d’autres dossiers, le fait de poursuivre une activité en dépit des limitations fonctionnelles sert davantage aux médecins à montrer que la personne fait indéniablement preuve de bonne volonté. Toutefois, dans cette procédure aucun médecin ne s’attache à qualifier de la sorte la situation de la justiciable. Dans sa décision, le tribunal admet la présence de certains critères jurisprudentiels plaidant en faveur d’une maladie invalidante, soit des affections chroniques sans rémission durable et l’échec des traitements suivis jusqu’alors. Néanmoins, elle ne souffre ni d’une pathologie psychiatrique invalidante ni d’une perte d’intégration sociale. De ce fait, elle dispose de ressources suffisantes. L’octroi d’une rente ne se justifie dès lors pas.
Ces quelques exemples laissent entrevoir la persistance de désaccords quant à l’interprétation médicale des douleurs qu’ils parviennent imparfaitement à objectiver. Les critères juridiques qui orientent leur évaluation n’ont manifestement pas contribué à rationaliser les procédures.

L’évolution récente de la jurisprudence

Après des années d’application de cette jurisprudence, en 2015, le Tribunal fédéral annonce un revirement de position19 . La Haute Cour décide d’abandonner la présomption selon laquelle le trouble somatoforme et la fibromyalgie seraient des états douloureux « objectivement surmontables ». Une approche résolument pragmatique est désormais défendue. À l’expertise, il revient d’entreprendre « une évaluation circonstanciée » de ce que les personnes sont encore capables de faire. Selon la terminologie employée, il faut privilégier « une procédure d’établissement des faits structurée » en tenant compte des circonstances particulières de l’existence. Au lieu de supposer que la personne parviendra à surmonter son état douloureux, il convient d’investiguer au préalable tout ce qui peut entraver ou encourager une reprise en main de son existence20 . L’expertise a donc pour mission d’évaluer les « facteurs extérieurs incapacitants » (comme le décès d’un proche), les « ressources de compensation » (bénéficier d’aides de la famille ou du voisinage) et la « gravité de l’atteinte fonctionnelle ». Inédite, l’appréciation de la « cohérence » occupe dorénavant une place prépondérante. Concrètement cela signifie que la maladie doit affecter de manière identique la capacité de travail, les travaux habituels et les loisirs. Par ailleurs, pour « déterminer le poids effectif de la souffrance », l’expertise se doit d’examiner si les « traitements sont mis à profit ou négligés » et si la personne s’engage avec sérieux dans une démarche thérapeutique. Refuser un traitement n’est acceptable qu’en cas d’anosognosie avérée. Enfin, cette grille évaluative, dont il est précisé qu’elle s’applique à toutes les affections psychosomatiques, englobe les « troubles de la lignée dépressive » récurrents ou épisodiques. Considérant que les dépressions sont accessibles à un traitement, le Tribunal fédéral prévient que ce n’est que dans des cas très rares qu’elles peuvent acquérir un statut de maladies invalidantes. Il peut aller ainsi en cas d’échec de toutes les thérapies stationnaires et ambulatoires, ce malgré une « coopération optimale » de l’assuré. En clair, les exigences formulées à l’endroit des assurés – en particulier leur engagement à se soigner par tous les moyens – se sont incontestablement renforcées. Or, il n’est pas tout à fait garanti que ces évolutions récentes parviennent à pacifier les procédures. Preuve en est, à consulter des décisions judiciaires récentes dont un exemple est exposé ci-après, la production de rapports médicaux et d’expertises demeure considérable, prolongeant de la sorte les procédures.

La longue durée des procédures : l’évaluation morale
des vécus douloureux

Dans une affaire qui oppose une justiciable à l’office de l’assurance-invalidité, il est remarquable de constater les revirements qui se déroulent sur 17 ans21 . Depuis sa première demande de prestations jusqu’à la décision du Tribunal (elle est alors âgée de 61 ans), pas moins de 17 médecins différents interviennent dans la procédure administrative et judiciaire. Diverses spécialités sont appelées à se prononcer sur la capacité de travail de cette aide-soignante : la psychiatrie, la médecine interne, la rhumatologie, la neurologie, l’orthopédie et la chirurgie orthopédique, la pneumologie. Au point initial, elle obtient une rente entière d’invalidité en raison d’un état dépressif récurrent et d’un trouble de la personnalité qualifié d’atypique. Plusieurs médecins certifient également ce qu’ils désignent par une fibromyalgie invalidante ; ils observent diverses zones douloureuses, une fatigabilité généralisée, une décompensation musculaire. Ce diagnostic sera, en effet, posé à plusieurs reprises. Pourtant, il n’occupe pas une place centrale dans l’affaire. En revanche, une rupture de la coiffe des rotateurs à l’épaule droite justifie pour certains une incapacité totale à exercer le métier d’aide-soignante d’autant que, soulignent-ils, ce métier exige la porte de charges. De plus, les infiltrations et autres traitements n’apportent pas vraiment de soulagement.
Comment dès lors comprendre que la procédure s’étend sur 17 ans ? Le contexte a ici son importance. Depuis 2012, la réouverture de milliers de dossiers est instituée ; plus exactement, sont concernés les individus âgés de moins de 55 ans, qui ont obtenu des prestations depuis moins de 5 ans et dont les profils médicaux relèvent de syndromes douloureux chroniques. Faisant l’hypothèse qu’une amélioration de l’état de santé s’est entre-temps produite et attendant que les personnes entreprennent des efforts thérapeutiques pour retrouver une capacité de travail, l’assurance-invalidité espère pouvoir ainsi réduire le nombre de rentiers22 . Cette politique modifie dès lors le regard jeté sur les dossiers et l’écoute des récits de ceux qui sont, une fois de plus, interrogés sur leur existence quotidienne. En l’occurrence, cette dame a fait l’objet à plusieurs reprises de ces évaluations ; elle a dû répondre à des questionnaires et fournir des certificats médicaux. À l’issue de ces enquêtes menées au fil des ans, l’assurance conclut au maintien de la rente tout comme à l’allocation d’impotence. Or, dès le moment où un médecin énonce un soupçon, toute la machine procédurale et litigieuse se met en route. C’est effectivement ce qui s’est produit à partir de 2012. Une psychiatre employée par les services médicaux de l’assurance fait valoir que cette assurée est une simulatrice et cherche des bénéfices secondaires. Il en résulte qu’au cours des 5 années suivantes, les rapports d’expertise se succèdent et se contredisent. Résumons très sommairement les arguments mis en opposition. Certains estiment qu’elle est capable de travailler dans une activité adaptée, discréditant au passage ses plaintes, pointant un phénomène de somatisation, relevant un état de passivité. D’autres considèrent au contraire qu’il n’y a pas à douter de la sincérité de ses plaintes arguant que des preuves peuvent être apportées sur son incapacité totale de travailler : trouble dépressif caractérisé, agoraphobie, faiblesse musculaire, instabilité à la marche, anxiété constante, autonomie très réduite, troubles algiques, faible résistance au stress. Toujours est-il que le tribunal donne gain de cause à la justiciable et rétablit le droit à une rente d’invalidité. Il justifie sa décision en s’appuyant sur une expertise psychiatrique plus étayée que les autres pièces du dossier : elle repose sur un long entretien avec la personne, une analyse de la médication, un concilium avec le psychiatre traitant, une anamnèse fouillée, une analyse du traitement en cours, une justification claire et précise des diagnostics.
Cette affaire est loin d’être un cas isolé. Dans un contexte où l’incertitude s’est propagée quant à l’incapacité réelle de travail, ces procédures visent en définitive à vérifier avec minutie la volonté des personnes à reprendre une activité professionnelle. Raison pour laquelle, mais de manière tout à fait implicite, la moralité des demandeurs de prestations occupe une place majeure. Pour revenir à l’affaire décrite ci-haut, suffisamment d’éléments médicaux sont réunis pour justifier les prestations. Année après année, les certificats accumulés attestent d’une aggravation de l’état de son épaule, d’un état d’impotence dans sa vie quotidienne et d’une problématique psychiatrique complexe au point que la justiciable n’ose plus guère quitter son domicile. Ce n’est donc pas une supposée amélioration de son état de santé qui fait relancer toute la procédure litigieuse. Le dossier montre, par exemple, qu’elle prend des doses massives d’antidépresseurs et d’anxiolytiques, qu’elle dépend de ses filles pour la vie quotidienne. Mais, on l’a vu, la suspicion de fourberie énoncée par certains psychiatres et contestée par des confrères est l’un des moteurs d’un conflit judiciaire qui tire en longueur. Ces processus mettent au jour la place considérable de l’évaluation morale des vies lorsqu’il s’agit de justice distributive (Fassin, 2010renvoi vers).
Effectivement, la fibromyalgie n’échappe pas à l’investigation minutieuse sur la façon dont les malades vivent et surtout le rapport qu’ils entretiennent à leurs douleurs. À titre d’exemple, voici l’argumentaire qui sert à reconnaître chez une autre justiciable son droit à une rente d’invalidité. Diagnostiquée d’une fibromyalgie et d’une dépression, Madame P., est décrite par des experts psychiatres comme « une battante » ayant multiplié les efforts pour s’en sortir en dépit d’une succession d’épreuves qui ont fini par avoir raison sur son état psychique23  : tortures subies lorsqu’elle était étudiante en Turquie, déclassement social par l’impossibilité d’exercer son métier de médecin-dentiste en Suisse, maladie de son mari qui est rentré au Kurdistan, échec d’un projet de maternité par insémination artificielle. Pour leur part, les services médicaux de l’assurance contestent les conclusions des experts au motif que les événements difficiles de son existence n’appartenaient pas au domaine médical. S’appuyant sur l’expertise, le tribunal reconnaît le droit à une rente d’invalidité en raison de la chronicité des douleurs corporelles, des échecs thérapeutiques malgré les nombreuses tentatives entreprises et de l’existence d’un état psychique cristallisé. Une partie de l’argumentaire du magistrat mérite d’être cité tant il illustre l’importance d’une catégorie juridique – « faire preuve de bonne volonté » – à laquelle l’expertise fournit ici le contenu : « Les experts ont à plusieurs reprises fait état de ce que l’assurée s’était battue pour son avenir, qu’elle avait, malgré les tortures subies, réussi à travailler grâce à une volonté remarquable, et avait su se prendre en main malgré l’adversité. Il apparaît ainsi qu’elle a tout fait pour tenter de s’en sortir »24 . Rappelons qu’en présence de diagnostics controversés la reconnaissance de l’invalidité doit relever de l’exception. Et cette exception n’est pas seulement définie à partir de la gravité médicale constatée par l’expert, elle concerne aussi l’attitude de la personne. Cet aspect est crucial comme on peut lire dans une prise de position du Tribunal fédéral. Les éléments biographiques difficiles sont à prendre en compte dans l’évaluation de l’état psychique « si tant est que l’assuré ne démontre pas en même temps une attitude théâtrale et revendicative et émette des déclarations discordantes au sujet de ses douleurs donnant à penser qu’il cherche une compensation de ses souffrances par l’AI »25 .

Conclusion

Par-delà la pratique clinique quotidienne, la fibromyalgie est un diagnostic investi de multiples sens et usages dans le champ médico-administratif d’une assurance qui semble évoluer en parfaite autarcie vis-à-vis des recherches scientifiques. D’autres enjeux sont à l’œuvre et ils ne sont pas de l’ordre strictement économique. Car si la réduction des dépenses dans le domaine de l’assurance-invalidité a été désignée comme une priorité depuis le début des années 2000 en Suisse, entre-temps cette assurance n’est plus dans une situation de déficit26 . L’argument financier ne semble dont pas suffire à expliquer la conflictualité autour de la reconnaissance médico-légale de la maladie. Toujours est-il que ces processus produisent des conséquences sociales.
Dans son ouvrage L’esprit malade, Pierre-Henri Castel (2009renvoi vers) consacre un chapitre aux pathologies de masse dont l’émergence se situe au début des années 1980, en particulier dans le contexte nord-américain. Outre le syndrome de la fatigue chronique, il est question des Mass Sociogenic Illness (MSI) qui regroupent trouble de la personnalité histrionique, troubles somatoformes et troubles de conversion. Ces « épidémies » d’un genre nouveau ont très vite été assimilées à des espèces d’hystéries collectives propagées par une sorte de contagion ou par des influences mimétiques. Qualifiés de subjectifs, les syndromes douloureux chroniques sont frappés d’illégitimité. Pour Castel, il est contre-productif de s’obstiner à les considérer comme des « maladies imaginaires »27  : plus la maladie est contestée, plus elle risque aussi de devenir « inguérissable ». Heurtés par les soupçons qui pèsent sur leurs plaintes, certains individus concernés ne désarment pas pour autant et se lancent dans une spirale de demandes de reconnaissance. Pour notre auteur, ces pathologies aux causes en apparence inexplicables seraient le produit des transformations de la médecine et de ses orientations dominantes. Il rappelle que pendant les années 1980 et 1990, la psychosomatique était en vogue ; son approche holistique faisait de la place à l’expérience subjective de la douleur et à la singularité irréductible du malade. Dans cette perspective, la douleur ne pouvait être comprise par la médecine qu’à travers l’expérience intime, sociale et culturelle du patient. Depuis lors, avec l’affirmation de la médecine fondée sur des preuves, ceux qui présentent une symptomatologie diffuse et sous-déterminée occupent une position assez marginale dans le champ médical.
Il ne demeure pas moins que des individus ne se laissent pas volontiers guérir par un changement de représentations, et encore moins par des appels à la raison ou par des sanctions économiques comme le refus d’une rente d’invalidité28 . La question importante n’est dès lors pas tant celle de savoir s’il faut reconnaître ou non la fibromyalgie comme maladie invalidante ; l’essentiel demeure la justice procédurale, soit la façon dont les états des personnes sont évalués afin d’allouer des droits. On l’a vu, les discordances entre les avis des experts contribuent à complexifier et à ralentir les procédures. Le système, tel qu’il est institué, au lieu de faire cesser les diatribes médicales, tend à l’inverse à les accumuler sous la forme de documents successifs et sans que les médecins concernés soient amenés à se confronter directement autour de leurs catégories et outils de jugement (Ferreira, 2016renvoi vers).

Références

[1] Burgat J-M. La fibromyalgie. In: In : Rosatti P (sous la dir.), editors. L’expertise médicale. De la décision à propos de quelques diagnostics difficiles – Vol. I. Genève:Éditions Médecine et Hygiène; 2002. p. 67-80Retour vers
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