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Med Sci (Paris). 35(2): 123–131.
doi: 10.1051/medsci/2019001.

L’haleine et les capteurs d’odeurs
Nouveaux outils de diagnostic médical

Édith Pajot-Augy1*

1NeuroBiologie de l’Olfaction, INRA, université Paris-Saclay, 78350Jouy-en-Josas, France
Corresponding author.
 

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Vignette : réseau astrocytaire mis en évidence dans un glomérule olfactif (Photo © Inserm - Lisa Roux).

Dès 400 avant J-C, Hippocrate avait mis en évidence le fait que les maladies modifiaient les odeurs corporelles, constituant un élément pertinent pour leur diagnostic. Certaines pratiques médicales traditionnelles recherchent ainsi ces odeurs comme indices cliniques. Aujourd’hui, le diagnostic sensoriel olfactif a fait ses preuves dans la détection et l’identification de certaines pathologies : les modifications de certaines odeurs corporelles précèdent de plusieurs années, voire décennies, l’apparition de symptômes ou autres signes cliniques. Ce diagnostic présente en outre l’avantage d’être non-invasif, sans biopsie ni endoscopie, donc utilisable répétitivement sans effets néfastes.

Les animaux, premiers détecteurs de pathologies par l’odorat

Des manifestations spontanées de chiens (dognoseis) confrontés à divers cancers (mélanome, cancer du sein, etc.) ont été rapportées dès 1989, mais de façon anecdotique et ponctuelle [1].

L’implication d’odeurs corporelles associées à ces pathologies a par la suite été mise en évidence dans l’haleine et dans des fluides biologiques de patients, selon les organes touchés par leurs cancers. En effet, la prolifération des cellules tumorales s’accompagne de modifications métaboliques qui entraînent une augmentation du taux de stress oxydatif, de la peroxydation lipidique, et une libération dans le sang de composés organiques volatils (COV) endogènes avant d’être éliminés par l’haleine, l’urine, la sueur, etc. Ces métabolites diffèrent selon la tumeur. Ils apparaissent dès les premiers stades de la maladie, alors que la lésion n’est encore que précancéreuse. Ils constituent ainsi des biomarqueurs précoces de la maladie. Le profil odorant (c’est-à-dire les quantités relatives des différents odorants) évolue selon le type et le stade du cancer [2]. Les COV constituent ainsi une signature olfactive pour diverses pathologies [3, 4] qui peut être validée par les animaux.

Des exemples d’applications possibles
Le projet Acadia1 consiste à éduquer des chiens d’alerte à la détection de l’acétone dans l’haleine de patients diabétiques. En complément des protocoles thérapeutiques et du suivi médical des patients, cette détection constitue une prévention efficace contre les hypo/hyperglycémies et améliore la vie quotidienne des enfants diabétiques et de leurs familles.

Le programme KDOG2, supporté par l’Institut Curie de Paris pour le dépistage du cancer du sein, a abouti, en phase de concept en 2017 avec 2 bergers malinois flairant la sueur de 130 femmes, à une réussite de 100 %, un diagnostic supérieur à celui de la mammographie. Une étude clinique est en cours à plus grande échelle, et des essais d’application sont actuellement menés dans des pays à faible capacité d’accès aux soins. Facile et peu onéreux, ce dépistage pourrait également répondre aux besoins de personnes à mobilité réduite. Il permettrait, pour toutes les femmes, de réduire l’exposition aux radiations ionisantes lors des mammographies de dépistage [5].

Dans le monde, plusieurs équipes poursuivent des projets similaires de détection de cancers par des chiens entraînés [6]. Ainsi, la sensibilité de détection des odeurs dans l’haleine, pour le cancer du poumon ou celui du sein, a été rapportée être respectivement de 99 % et 88 %. Les spécificités respectives sont, elles, de 99 % et 98 % par rapport à des biopsies, quel que soit le stade de ces cancers. L’étude de Ehmann et al. [7], suivant un protocole strict, a confirmé que les chiens étaient capables d’identifier dans l’haleine des patients, un ensemble de COV (ou empreinte volatile) robuste et spécifique du cancer du poumon, indépendamment d’éléments pouvant perturber le diagnostic (BPCO [bronchopneumopathie chronique obstructive], tabac, nourriture, métabolites de médicaments, etc.)

Le programme APOPO3, développé dans des pays où la tuberculose a une prévalence élevée et est une cause majeure de décès, utilise quant à lui des rats de Gambie spécifiquement entraînés à déceler, dans des expectorations, les COV émis par le bacille de la tuberculose [8, 9] pour un criblage initial rapide, qui se révèle sensible (93 %) et reproductible (90 %).

Les résultats obtenus avec les animaux, même si certaines études présentent des défauts méthodologiques et reposent sur de faibles échantillons, confirment que les odeurs caractéristiques émises dans certaines pathologies peuvent aider à un diagnostic précoce, à une prise en charge rapide, un traitement plus efficace, et au suivi d’éventuelles rechutes. Cependant, les animaux nécessitent d’être formés spécifiquement, ce qui demande parfois plusieurs mois pour les chiens. Ils doivent également s’entraîner régulièrement, et leurs performances être évaluées. L’ennui, la fatigue, la faim et les distractions externes peuvent diminuer ces performances [10]. De plus, la présence des animaux en centres de soins n’est pas conventionnelle et elle peut être jugée inadaptée.

Mieux que les animaux, les nez électroniques

Le développement de dispositifs artificiels (nez électroniques ou dispositifs hybrides bioélectroniques) afin de détecter certaines odeurs ciblées [11] constitue une réponse aux difficultés posées par l’utilisation des animaux. Ces systèmes peuvent être miniaturisés, portables et connectés, et peuvent donc être utilisés dans un objectif de télémédecine.

Les nez électroniques (ou e-nose) sont constitués de réseaux miniaturisés de capteurs chimiques à large spectre, avec des surfaces sensibles très variées (des polymères conducteurs, des polymères à empreinte moléculaire, des semiconducteurs à oxydes métalliques [MOS, metal oxide semiconductor], des nanotubes de carbone, des monocouches auto-assemblées fonctionnalisées, etc.), dont certaines propriétés sont modifiées en présence de COV. Elles sont couplées à un transducteur (électrochimique, optique, électrique, gravimétrique, etc.) qui génère, après traitement du signal, une signature, ou empreinte, caractéristique de l’environnement odorant [12]. Cette signature sera analysée et comparée à une base de données obtenue lors d’une phase d’apprentissage.

Depuis plus de 10 ans, de nombreuses études sont menées afin d’aboutir au développement et à la commercialisation de nez électroniques dans le domaine de la détection de pathologies, en particulier par analyse de l’haleine [3]. Plusieurs équipes cherchent également à identifier les COV liés aux pathologies et aux altérations des voies métaboliques, et donc, le mécanisme reliant une observation physiopathologique à un biomarqueur exhalé prédictif spécifique [13]. La présence de ces COV à l’état de traces (10-9 M à 10-12 M) dans les échantillons provenant des patients nécessite des sensibilités que des nez électroniques peuvent atteindre.

Cependant, une limite posée par l’analyse d’haleine est le manque de répétabilité dû à l’absence de standardisation des conditions de collecte (volume, débit, réduction des contaminations potentielles), d’échantillonnage, ou de stockage et d’analyse [14-16]. L’humidité relative de l’air limite également la sensibilité, la fiabilité et la reproductibilité des capteurs en phase gazeuse, même si son effet peut être en partie compensé [17]. Certains facteurs confondants potentiels (le tabac et, dans une moindre mesure, le genre, l’âge, l’indice de masse corporelle [18] ou encore des traitements perturbant le microbiote intestinal) peuvent également modifier le profil de COV et ainsi affecter l’exactitude d’un diagnostic.

Nez électroniques et détection de pathologies par analyse d’haleine
La tuberculose
Des nez électroniques dont l’architecture est fondée sur des senseurs à oxydes métalliques (Aeonose), qui sont portatifs et utilisables en postes de soins dans des zones reculées et qui ne nécessitent pas d’appareillage de collecte (ballon recueillant l’air expiré), constituent une technique peu coûteuse et facile à utiliser pour un diagnostic à partir de l’air expiré par le patient. Avec une sensibilité et une spécificité du diagnostic de respectivement 88 % et 92 % par rapport aux résultats confirmés par rétro-culture, ces dispositifs permettent de différencier efficacement, avec un test sensible et rapide, les personnes en bonne santé de celles atteintes de tuberculose, sans nécessité de prélèvements sanguins [19]. Il est à noter que ces dispositifs sont réutilisables après désorption des COV des senseurs entre les mesures par le passage d’air propre filtré sur carbone jusqu’à stabilisation.
Les cancers
De nombreuses études utilisant des nez électroniques pour l’analyse des COV dans l’haleine ont fourni des résultats prometteurs dans la détection différentielle de plusieurs cancers. Des performances très intéressantes sont atteintes en termes de sensibilité et de spécificité, et permettent des suivis de réponse à des thérapies.

Le Na-Nose (nanoscale artificial nose) est constitué d’un réseau de nanosenseurs développé par l’institut Technion (en Israël), à partir de nanoparticules d’or fonctionnalisées par des monocouches de thiols. Un réseau de 14 senseurs (Figure 1A) est en effet capable de différencier, par l’analyse de leur haleine, des individus sains et des patients atteints de l’un des quatre cancers primaires les plus fréquents (poumon, sein, côlon, prostate). Un autre réseau constitué de seulement 5 senseurs (Figure 1B) parvient, lui, à détecter et différencier les patients présentant des cancers de la tête et du cou ou du poumon d’individus sains [20].

Le SniffPhone combine Na-Nose et smartphone. Il détecte un cancer aux stades précoces (I et II) et affiche directement un diagnostic à l’écran4. Une commercialisation est envisagée pour la détection du cancer de l’estomac, souvent tardivement diagnostiqué. Elle pourrait être étendue à d’autres cancers. Si le suivi des COV comme biomarqueurs pulmonaires reflétant le métabolisme du microenvironnement des cellules cancéreuses permet un diagnostic clinique précoce du cancer du poumon, de nombreux COV sont impliqués et les voies biochimiques responsables de leur production sont encore mal connues [21]. En analysant par chromatographie en phase gazeuse, GC-MS (gas chromatography-mass spectrometry) ou GC-SAW (gas chromatography-surface acoustic wave), l’haleine de femmes ayant ou non un cancer du sein, des biomarqueurs prédictifs pour le risque de ce cancer ont été précisément identifiés [22]. Des mesures en GC-SAW effectuées sur des prélèvements en ballons ultra-propres peuvent identifier en postes de soins et en six minutes, avec une précision de 79 %, des femmes ayant un cancer du sein [23].

Les pathologies neurodégénératives
En ce qui concerne les pathologies neurodégénératives, des résultats préliminaires d’analyse d’haleine, obtenus avec divers nanosenseurs, suggèrent également des applications potentielles qui permettraient des diagnostics précoces, rapides et peu coûteux.

Dès 2012, une méthode fondée sur des tests d’haleine, utilisant un réseau de capteurs à base de nanotubes de carbone et de nanoparticules d’or fonctionnalisées, a été rapportée afin d’identifier les patients atteints de la maladie d’Alzheimer (MA) ou de la maladie de Parkinson (MP). Les résultats se sont avérés significativement différents entre les groupes de patients MA et MP et les contrôles sains [24]. L’analyse par GC-MS montre qu’effectivement l’abondance moyenne de plusieurs COV varie clairement entre les 3 groupes d’individus. Ces différences dans l’haleine peuvent provenir de modifications sanguines, par échange au niveau des poumons (Figure 2A).

Un e-nose commercial (le Cyranose 320 de Smiths Detection Group Ltd, Watford, Grande-Bretagne) utilisant différents capteurs nanocomposites, nanotubes de carbone modifiés chimiquement et nanoparticules métalliques, parvient à différencier, à partir d’échantillons d’air expiré et de façon significative, des patients déjà diagnostiqués pour la MA ou la MP de contrôles sains. Des marqueurs permettant de discriminer les contrôles sains des patients présentant une MA ou une MP, avec une précision de 94 %, ont également été identifiés par spectrométrie de mobilité ionique5 [25].

Une étude comparative a été menée sur l’haleine de volontaires sains ou de patients atteints de MA en utilisant un autre système (le iAQ-2000 d’AppliedSensor, Warren, NJ, États-Unis) équipé de capteurs MOS (metal oxyde semi-conductor) : la quantité moyenne de COV détectée diminue dans l’haleine des patients atteints de MA, et la distribution des fréquences des COV est modifiée (Figure 2B), témoignant d’une altération du métabolisme du cerveau, due à la mort neuronale. Ce profil peut évoluer d’un profil « sain » à un profil « pathologique » suivant les stades de la maladie. Il fournit ainsi un outil de dépistage efficace, plusieurs années avant le diagnostic de la maladie par ses manifestations typiques [26]. Ce diagnostic précoce permettrait la mise en place d’un plan de soins, d’une prise en charge médico-sociale et d’un accompagnement psychologique, ce qui pourrait retarder l’apparition de certains symptômes associés à la maladie.

Chez des patients diagnostiqués pour une sclérose en plaques, maladie neurologique chronique la plus fréquente chez les jeunes adultes, des biomarqueurs volatils (produits de décomposition issus de la peroxidation lipidique, dioxyde de soufre) ont été mis en évidence par GC-MS dans l’air expiré. En parallèle, la réponse à ces échantillons d’haleine d’un réseau de nanocapteurs fondés sur des nanoparticules d’or ou des nanotubes de carbone fonctionnalisés, a été analysée par des réseaux neuronaux artificiels. Cette technique pourrait, à un coût abordable, remplacer l’IRM (imagerie par résonance magnétique) et l’examen des liquides céphalo-rachidiens pour le diagnostic et le suivi des différents stades de la maladie (maladie traitée, en rémission, contrôlée, ou en rechute) [27].

Autres pathologies
Chez les personnes atteintes de mucoviscidose, la sécrétion d’un mucus hypervisqueux dans les poumons fournit un environnement riche qui est favorable à la prolifération de la bactérie Pseudomonas aeruginosa. Celle-ci s’accompagne de la libération de 2-aminoacétophénone, un COV détectable dans l’haleine par GC-MS. Cette odeur se révèle donc être un biomarqueur spécifique de cette infection bactérienne altérant la fonction pulmonaire et le pronostic vital des patients [28]. Une technologie électrochimique permettant la mesure de ce biomarqueur dans l’air expiré par les patients pourrait donc être développée pour constituer un outil de diagnostic rapide et aisé en poste de soins [29].

L’otorhinolaryngologie peut aussi bénéficier de diagnostics rapides et non-invasifs par l’analyse, par des nez électroniques portables utilisant la technologie GC-SAW, de l’air expiré par des patients atteints de sinusites ou d’otites. Des profils spécifiques de COV sont en effet identifiés pour différentes pathologies : sinusites bactériennes, rhinosinusites chroniques ou infections fongiques.

Diagnostics combinés sur une gamme de pathologies
L’ensemble des dispositifs que nous avons présentés s’intéresse à la détection d’un seul type de pathologie. Un autre concept repose sur la possibilité d’utiliser un même nez électronique pour la détection et la classification de plusieurs maladies. Nakhleh et al. [30] ont ainsi conduit une large étude clinique impliquant les échantillons d’haleine de 600 individus sains et de 800 patients diagnostiqués pour une pathologie parmi 17 (cancéreuses, inflammatoires, neurologiques), collectés dans 14 services hospitaliers de différents pays (Israël, France, États-Unis, Lettonie, Chine). La technologie employée reposait sur un nanoréseau artificiel intelligent fondé sur un réseau de nanotubes de carbone et sur des nanoparticules d’or fonctionnalisés. Ce dispositif a permis d’identifier un profil particulier d’haleine pour chaque maladie, avec une précision de 86 % pour leur détection et leur discrimination (Figure 3), sans effet significatif de facteurs potentiellement confondants (sexe, âge, habitudes tabagiques et localisation). Le diagnostic et la classification ainsi obtenus ont été validés par GC-MS, révélant une combinaison de 13 COV exhalés suffisante pour prédire et discriminer ces maladies. Des similitudes dans les processus physiopathologiques mis en jeu dans ces pathologies, se retrouvent dans les profils d’haleine (cancer du poumon et hypertension artérielle pulmonaire, ou cancer colorectal et maladie de Crohn).

À l’instar du SniffPhone pour la détection des cancers, un dispositif composé de micro-capteurs gaz, connectés à un smartphone, pourrait associer des profils d’haleines recueillies à de l’intelligence artificielle, dans le cloud (nuage informatique), pour la surveillance non invasive de l’état de santé des patients. La commercialisation du Rubix Wear était ainsi annoncée par la société Rubix Senses & Instrumentation (à Toulouse) pour la fin 20186.

Les nez bioélectroniques, la science-fiction à portée de nez
Principe des nez bioélectroniques, ou nez électroniques bio-inspirés
Puisque les animaux sont si efficaces pour la détection des odeurs, pourquoi ne pas utiliser les capacités intrinsèques de leur système olfactif pour développer des dispositifs hybrides bio-inspirés ? Le remplacement des surfaces sensibles des nez électroniques par des protéines olfactives, en particulier des récepteurs olfactifs (RO), dont la fonction intrinsèque est de discriminer et de lier des COV à très faible concentration, n’a été envisagé qu’après la description relativement récente de la superfamille des RO par Richard Axel et Linda Buck7.

Un codage combinatoire, entre RO et odorants, permet en effet de sentir des dizaines à des centaines de milliers d’odorants, un odorant pouvant stimuler divers RO et un RO pouvant être activé par des odorants variés [41] ().

(→) Voir la Nouvelle de A. Mouret et P.M. Lledo, m/s n° 3, mars 2007, page 252

Contrairement aux nez électroniques, la connaissance préalable du ou des COV biomarqueurs d’une pathologie est nécessaire pour concevoir ces nez bioélectroniques. Il s’agit donc ensuite d’identifier les récepteurs les plus pertinents pour détecter ces odorants marqueurs d’une maladie. Cela peut être réalisé en interrogeant des bases de données listant les odorants et les RO qu’ils activent, ou avec lesquels ils sont susceptibles d’interagir du fait de leur structure trimensionnelle [31]. Des méthodes expérimentales d’imagerie calcique et de biologie moléculaire, à partir d’épithélium olfactif de rat, peuvent également être utilisées pour identifier les RO activés par un odorant. La modélisation de la structure trimensionnelle des RO permet en outre d’identifier des mutations qui sont susceptibles d’optimiser l’affinité de ces récepteurs pour les odorants afin de modifier un RO « à façon » [32].

Différentes stratégies de production de récepteurs olfactifs
Lorsque les récepteurs RO ont été identifiés, il est nécessaire de les produire dans des conditions qui préservent leur fonctionnalité avant d’être greffés sur des transducteurs afin de suivre leur réponse à un signal odorant. La purification de RO à partir de muqueuse olfactive d’animaux n’est pas envisageable. L’une des raisons en est la dispersion des neurones sensoriels olfactifs qui expriment un même type de RO. L’autre raison est éthique. La production des RO représente donc toujours l’un des obstacles à franchir pour la fabrication de ces détecteurs bio-inspirés. Elle peut être réalisée dans des systèmes cellulaires qui constituent des « usines de production » (cellules de mammifères, d’insectes, bactéries, ou levures, etc.) [33], mais les conditions pratiques doivent être optimisées pour chaque récepteur olfactif. Les RO sont des protéines très hydrophobes. Ils nécessitent un environnement de lipides ou de détergents spécifiques afin que leur structure et leur fonction soient préservées. Ces récepteurs seront greffés sur des dispositifs permettant de détecter leur liaison à l’odorant [33, 34], que ce soit en milieu liquide ou en phase gazeuse, et dans ce cas utilisables avec l’haleine. Le traitement des données provenant d’un réseau de senseurs bioélectroniques sera ensuite similaire à celui d’un nez électronique.
Biocapteurs construits à partir de récepteurs olfactifs produits dans les levures ou en système acellulaire
Une stratégie consiste à produire les RO dans des levures qui seront désintégrées par ultrasons afin d’obtenir des liposomes nanométriques portant les récepteurs à leur surface. Ces liposomes seront greffés sur des électrodes d’or. La liaison de l’odorant sur le RO entraînera son changement de conformation qui sera détecté par des mesures électrochimiques. Ce dispositif discrimine un odorant ligand du RO (capable de se lier spécifiquement, avec une sensibilité de 10‑10 M) d’un odorant sans rapport [35]. La durée de vie de ce type de senseur atteint 2 jours lorsqu’utilisé à 4 °C, une température qui améliore la préservation du récepteur et de son activité. Les RO peuvent être également conservés à ‑80°C, sans perte d’activité pendant plus d’un an

Les RO peuvent aussi être solubilisés, ou synthétisés en système acellulaire, ce qui favorise le repliement des protéines. Ils sont ensuite purifiés et greffés sur des micro-leviers en diamant qui permettent de transduire le signal de liaison : quand un odorant se lie spécifiquement au récepteur, la fréquence de résonance des micro-leviers activés par un piézotransducteur augmente fortement ; actuellement, la détection d’odorant est de l’ordre de 10‑6 M [36].

Biocapteurs construits à partir de récepteurs olfactifs produits en cellules de mammifères ou en bactéries
Certains dispositifs bioélectroniques hybrides sont conçus par greffage de nanovésicules détachées de cellules de mammifères exprimant un RO, ou des RO purifiés, sur des nanotubes de carbone ou des nanotubes de polymère conducteur, portés par des transistors à effet de champ. La liaison d’odorants sur les RO provoque dans ce cas un changement de conductance du dispositif avec des sensibilités rapportées allant jusqu’à 10-15 M [37] (Figure 4A). Une très bonne sélectivité entre odorants de la même famille chimique peut ainsi être atteinte, des odorants qui ne sont pas des ligands du RO considéré n’étant pas décelés, même à des concentrations 105 fois supérieures à celle de l’odorant ligand. Parmi ces dispositifs, le nbe-nose (nanobioelectronic nose), constitué de RO greffés sur des nanotubes de polymère conducteur (Figure 4B) s’utilise en phase gazeuse, avec une sensibilité remarquable de 0,02 ppt8 et une spécificité comparable avec celle du nez humain. Il serait ainsi utilisable pour des diagnostics réalisés à partir de l’haleine. Cependant, des mesures successives effectuées après rinçage à l’azote gazeux montrent une légère détérioration de la performance [38]. La stabilité de ce nbe-nose a été évaluée pendant 10 semaines, en le conservant dans de l’air sec à 25 °C : sa sensibilité a diminué d’environ 40 % en raison de l’inactivation du récepteur ou à la destruction de la matrice de nanotubes.

Enfin d’autres transistors à effet de champ sont conçus à base de films flexibles de graphène conjugué à des RO [39, 40] (Figure 5). Ces dispositifs peuvent détecter un odorant de façon hautement sélective et ultrasensible en phase liquide (respectivement 0,1.10-15 M et 0,04.10-15 M). Leurs flexibilité et résistance mécanique à la flexion sont excellentes. Une faible diminution de leur sensibilité, due à la dégradation des RO, est observée au cours d’un stockage à sec et à température ambiante pendant 10 semaines.

Le développement de nez bioélectroniques, dispositifs hybrides associant à la technologie des nez électroniques les propriétés intrinsèques de sensibilité, spécificité, et reproductibilité conférées par les RO, constitue sans nul doute une voie de progrès pour le diagnostic médical par analyse de l’haleine, au-delà des utilisations des nez électroniques déjà validées. Toutefois, un inventaire approfondi des combinaisons RO-odorant utilisables, la stabilité des RO, la reproductibilité, la rapidité de réponse et le coût restent encore des questions à résoudre par des équipes multidisciplinaires avant une mise sur le marché de ces biosenseurs électroniques hybrides [34].

Conclusion

Si les compétences des animaux sont encore utilisées, différents types de nez électroniques ont désormais fait leur preuve pour détecter des maladies de nature très différentes à partir de l’haleine, bien plus précocement que d’autres examens, qui peuvent nécessiter une instrumentation lourde. Ces développements sont porteurs de progrès tout à fait appréciables dans le domaine de la santé publique. Si certains sont déjà opérationnels, d’autres, tels que les nez bioélectroniques utilisant comme éléments sensibles des récepteurs olfactifs, requièrent encore des efforts conséquents de recherche afin de transformer des dispositifs expérimentaux en phase gazeuse en des tests sur l’haleine pour des applications médicales rapides et fiables.

La possibilité de dissocier la collecte des composants biologiques (appareillage à usage unique dans la mallette du médecin ou en poste de soins) du traitement des données (composants électroniques pour l’analyse du résultat et le diagnostic) constitue une fonctionnalité qui devrait renforcer l’intérêt médical pour les nez bioélectroniques. Toutefois, des avancées dans le domaine de l’instrumentation sont encore nécessaires pour arriver au chevet du patient, et l’innovation technologique devra permettre dans l’avenir de réduire les coûts pour une utilisation à plus grande échelle.

Liens d’intérêt

L’auteure déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
GLOSSAIRE

Sélectivité : interaction préférentielle avec une cible particulière. Un récepteur olfactif présente une affinité plus ou moins grande selon l’odorant. Son interaction préférentielle avec un odorant plutôt qu’un autre témoigne de sa sélectivité.
Spécificité : la spécificité d’un test diagnostique indique sa capacité à identifier uniquement les personnes atteintes d’une pathologie donnée, sans classer de façon erronée des personnes saines (ou atteintes d’autres pathologies).
Sensibilité : niveau minimum de signal détectable par un dispositif. La sensibilité indique la limite de détection (LOD), c’est-à-dire la plus basse concentration produisant un signal détectable.
ACP : analyse en composantes principales. C’est une méthode d’analyse de données permettant de réduire les variables à observer, et d’optimiser la représentation des différences et similarités d’un ensemble de données selon des nouvelles variables, nommées « composantes principales ».
GC-MS : chromatographie en phase gazeuse couplée à la spectrométrie de masse.
GC-SAW : chromatographie en phase gazeuse couplée à la détection des ondes acoustiques de surface.

 
Footnotes
4Projet européen H2020 : https://www.sniffphone.eu/
5La spectrométrie de mobilité ionique (ion mobility spectrometry, IMS) est une technique d’analyse chimique en phase gazeuse. Elle consiste à soumettre des molécules ionisées à un champ électrique dans un courant de gaz.
7Prix Nobel de physiologie ou médecine en 2004.
8Part per trillion (en français, partie par billion) : 1 ppt = 1 ng/kg soit 1ng/L environ.
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