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Med Sci (Paris). 35(2): 100–102.
doi: 10.1051/medsci/2019014.

Inuline : la belle et la bête

Alexis Bretin1 and Benoit Chassaing1,2*

1Institute for Biomedical Sciences, Georgia State University, Petit Science Center room 708, 30303Atlanta, GA, États-Unis
2Neuroscience Institute, Georgia State University, Petit Science Center room 820, 30303Atlanta, GA, États-Unis
Corresponding author.

MeSH keywords: Animaux, Carcinome hépatocellulaire, Compléments alimentaires, Microbiome gastro-intestinal, Humains, Inflammation, Inuline, Tumeurs du foie, Souris, induit chimiquement, effets indésirables, effets des médicaments et substances chimiques, physiologie, prévention et contrôle

L’ère de la nourriture ultra-transformée et des compléments alimentaires

Les changements sociétaux associés au développement de l’industrie agroalimentaire ont conduit à une augmentation de la consommation de nourriture transformée, généralement riche en sucre et en graisse. Ces évolutions sociétales s’accompagnent également d’une diminution de la consommation journalière de fruits et de légumes, naturellement riches en fibres. Ces changements d’habitudes alimentaires ont joué un rôle majeur dans l’augmentation de la prévalence de l’obésité et des maladies métaboliques [1-3] ().

(→) Voir la Nouvelle de B. Chassaing, m/s n° 6-7, juin-juillet 2015, page 586

L’introduction sur le marché de produits faibles en graisse n’ayant pas permis de ralentir l’épidémie d’obésité, la mise en place d’approches nutritionnelles alternatives semble désormais nécessaire. Ainsi, afin de compenser les effets délétères d’un régime dit « occidentalisé » à faibles teneurs en fibres, la supplémentation de notre alimentation en fibres dérivées de plantes est désormais envisagée (et appliquée aux États-Unis). Ces fibres alimentaires peuvent être classées en deux catégories : les fibres solubles, qui peuvent être fermentées et métabolisées par les bactéries de notre microbiote intestinal, et les fibres insolubles qui sont résistantes à la fermentation. La fermentation des fibres solubles par les bactéries de notre microbiote produit des acides gras à chaîne courte (AGCC), qui représentent les principaux éléments conférant un bénéfice à l’hôte.

Inuline : acides gras à chaîne courte et propriétés anti-inflammatoires

Parmi les fibres solubles, l’une des plus étudiée est l’inuline : elle est fermentée par le microbiote intestinal pour être transformée en AGCC, tels que l’acétate, le butyrate et le propionate. Ces AGCC servent de source d’énergie pour les cellules épithéliales intestinales et ils favorisent la différenciation des lymphocytes T régulateurs anti-inflammatoires [4]. Parmi les effets bénéfiques de l’inuline, il a été récemment démontré que cette fibre soluble était capable de réduire la prise de poids, de prévenir le développement d’une inflammation intestinale, et d’améliorer les dérégulations de la glycémie induite par un régime gras [5]. Dans une étude récemment publiée dans la revue Cell, nous avons recherché si une alimentation enrichie en inuline pouvait également prévenir l’inflammation intestinale et les dérégulations métaboliques observées dans le modèle de souris invalidée pour le gène TLr5 (Toll-like receptor 5) (ou souris TLR5-KO [knock out]). Les souris TLR5-KO, qui sont incapables de reconnaître, au niveau intestinal, la flagelline bactérienne (un PAMP [pathogen-associated molecular pattern] reconnu par ce récepteur de l’immunité innée), développent une inflammation à bas bruit associée à des dérégulations métaboliques [6, 7]. Nous avons donc étudié les effets potentiellement bénéfiques d’une supplémentation en inuline dans ce modèle de souris. Les résultats obtenus furent cependant tout autres…

L’inuline protège contre l’inflammation intestinale, mais entraîne l’apparition de carcinomes hépatocellulaires

Comme observé précédemment à la suite d’un régime alimentaire riche en graisse [5,8], l’inuline permet de réduire l’incidence et la sévérité de l’obésité des souris TLR5-KO. Cependant, et de manière surprenante, des investigations plus approfondies ont révélé que le sérum de ces souris, sous régime enrichi en inuline, présentait une teinte jaune… qui s’est avérée ensuite être due à des niveaux sanguins élevés de bilirubine. Une augmentation de la bilirubine sérique pouvant être un marqueur d’une anomalie hépatique (comme c’est le cas dans la jaunisse du nourrisson), nous nous sommes donc intéressés au foie de ces souris. Nous avons alors mis en évidence une inflammation hépatique, une augmentation de la quantité d’acides biliaires dans le sérum, également appelée cholémie, et l’apparition de carcinomes hépatocellulaires (CHC ou cancer du foie) chez environ 40 % des souris sous régime riche en inuline.

Afin de vérifier si le développement des CHC était une conséquence spécifique de l’inuline, nous avons alors nourri des souris avec d’autres fibres solubles (pectine et fructo-oligosaccharides) ou insolubles (comme la cellulose). Après 6 mois, nous avons observé l’apparition de CHC uniquement chez les souris nourries avec un régime enrichi en fibres solubles. À l’inverse les souris nourries avec un régime enrichi en fibres insolubles ne présentaient aucun signe de CHC, démontrant ainsi que le développement de CHC était associé, dans ce modèle, à une consommation de fibres solubles.

Inuline et carcinomes hépatocellulaires : rôle central du microbiote intestinal

L’une des conséquences du défaut d’immunité innée des souris TLR5-KO est une altération du microbiote intestinal, ou dysbiose [6-7, 10] ().

(→) Voir la Nouvelle de B. Chassaing, m/s n° 4, avril 2015, page 355

Nous avons donc cherché à comprendre le rôle joué par le microbiote intestinal et son déséquilibre dans la survenue du cancer du foie observé chez ces souris sous régime enrichi en inuline. Nous avons pu mettre en évidence une dysbiose du microbiote intestinal ainsi qu’une augmentation de la charge bactérienne intestinale chez les souris présentant un niveau élevé de bilirubine. Cette dysbiose était caractérisée par une diminution de la richesse microbienne (c’est-à-dire le nombre d’espèces bactériennes présentes), une augmentation des protéobactéries, souvent associées à un phénotype pro-inflammatoire, ainsi qu’une augmentation des Clostridia, une classe bactérienne qui comporte de nombreuses espèces capables de fermenter les fibres solubles en AGCC.

Afin d’étudier l’importance du microbiote intestinal dans la survenue de CHC, nous avons utilisé des souris TLR5-KO axéniques, totalement dépourvues de microbiote, ou traitées par des antibiotiques. Nous avons alors observé que ces souris ne développaient pas de CHC sous régime enrichi en inuline, démontrant ainsi que le microbiote intestinal des souris TLR5-KO était requis pour provoquer l’apparition de CHC.

Nous avons ensuite montré que lorsque les souris TLR5-KO et des souris sauvages étaient hébergées dans une même cage, les souris sauvages développaient également des CHC à la suite d’un régime riche en inuline (celles-ci n’en développant pas lorsqu’elles sont hébergées séparément). Or les souris sont coprophages et la cohabitation dans une même cage permet la transmission du microbiote entre souris (TLR5-KO et sauvages). Ces observations montrent donc que la transmission du microbiote intestinal des souris TLR5-KO permet de rendre les souris sauvages, recevant un régime riche en inuline, susceptibles au CHC.

Rôle des bactéries fermentant l’inuline dans le développement de CHC

Dans le but de comprendre plus finement les mécanismes expliquant les effets carcinogènes de l’inuline, une analyse du profil des AGCC a été réalisée. Elle a montré une augmentation de la production de butyrate chez les souris soumises à un régime riche en inuline et présentant un fort taux de bilirubine. Afin de comprendre le rôle du butyrate dans le développement des CHC, nous avons donc traité les souris avec du butyrate, en absence d’inuline. Une exposition prolongée au butyrate entraîne une augmentation du taux de bilirubine, une inflammation hépatique ainsi qu’une augmentation des marqueurs de CHC et de fibrose du foie. Bien qu’aucune tumeur n’ait été observée, ces données suggèrent que le butyrate joue un rôle dans la survenue des CHC. Ainsi, l’hypothèse selon laquelle la fermentation de l’inuline en butyrate promeut le développement de CHC sous-entend que l’inhibition de cette fermentation pourrait réduire l’incidence des CHC. Afin de tester cette hypothèse, nous avons utilisé des β-acides qui ont la propriété de bloquer la fermentation bactérienne. Ce traitement, en plus de diminuer de façon significative les niveaux de butyrate, s’est avéré suffisant pour prévenir complètement le développement des CHC. Ces résultats démontrent donc qu’une exposition prolongée aux produits de fermentation microbienne (butyrate) des fibres alimentaires solubles (inuline) conduit au développement de CHC chez des souris présentant une dysbiose du microbiote intestinal.

Conclusions et perspectives

Dans cet article publié dans la revue Cell [9], nous avons donc montré qu’un régime enrichi en fibres alimentaires solubles purifiées conduisait au développement de CHC. Ces cancers hépatiques n’apparaîssaient que chez des souris présentant une dysbiose intestinale et produisant une quantité accrue de butyrate via la fermentation de l’inuline (Figure 1). Ces résultats dévoilent un nouveau rôle central joué par notre microbiote intestinal, et démontrent que la consommation de fibres solubles purifiées sous forme de compléments alimentaires n’est pas sans conséquences. Suite à la publication de nombreuses études démontrant les rôles bénéfiques joués par les fibres solubles, notamment l’inuline, la consommation de ces compléments alimentaires est en constante augmentation. En France, par exemple, la part de la population qui consomme quotidiennement des compléments alimentaires est passée de 20 % à près de 30 % entre 2007 et 20151,. Alors que de nombreuses études ont précédemment montré l’impact bénéfique d’un régime supplémenté en fibre soluble [5, 11], l’observation de cancer du foie chez les souris présentant une dysbiose illustre une face plus sombre des fibres solubles [9]. Ces résultats nécessitent désormais d’être transposés chez l’homme, mais ils suggèrent néanmoins qu’une partie de la population, et notamment les personnes atteintes d’une dysbiose de leur microbiote intestinal, présenteraient un risque de complications majeures suite à la consommation d’inuline ou d’autres fibres solubles purifiées. Ces résultats devraient ainsi nous inciter à reconsidérer notre usage des compléments alimentaires et à favoriser les aliments naturellement riches en fibre solubles. Des études sont actuellement en cours afin de distinguer les aspects nocifs et bénéfiques de la fermentation intestinale de l’inuline, et l’impact du microbiote intestinal dans ces différences, ouvrant ainsi la voie vers un usage plus personnalisé des compléments alimentaires afin de promouvoir la santé de façon sûre.

Liens d’intérêt

Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Remerciements

Benoit Chassaing remercie la Crohn’s and colitis foundation ainsi que la Kenneth Rainin foundation pour leur soutien.

 
Footnotes
1 Étude individuelle nationale des consommations alimentaires 3 (institut national du cancer INCA 3) de 2017 (https://www.anses.fr/fr/system/files/NUT2014SA0234Ra.pdf).
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