Au début des années 1990, l’épisode tragique du « sang contaminé » va conduire à la création du Laboratoire français du Fractionnement et des Biotechnologies (LFB), un groupement d’intérêt public (GIP), dont la mission est de prendre en charge la fabrication des médicaments dérivés du plasma humain1. Parmi eux, les anticorps polyclonaux anti-D (Rhésus D) dérivés du plasma sont injectés depuis une trentaine d’années aux femmes Rhésus D négatif pour prévenir l’allo-immunisation fœto-maternelle (incompatibilité Rhésus entre la mère et le fœtus) dans le cadre de leur grossesse. Par principe de précaution, le LFB lance un programme de recherche pour développer un anticorps monoclonal anti-D produit par voie biotechnologique en substitution aux anticorps polyclonaux naturels. Les délais accordés au département de recherche du LFB par sa direction sont d’à peine deux ans. L’équipe constituée d’une trentaine de personnes se concentre alors essentiellement sur ce seul programme. Les anticorps monoclonaux anti-D sont tout d’abord produits à partir de lymphocytes B immortalisés issus de donneurs immunisés contre l’antigène Rhésus D. Ces anticorps seront, in fine, générés par génie génétique après détermination des gènes les codant, puis produits par des cellules transfectées comme les cellules CHO, YB2/0, NSO, Jurkat, etc. Le criblage fonctionnel de ces anticorps est fondé sur leur reconnaissance antigénique, mais aussi sur leur capacité à induire une forte activité cytolytique (ADCC) en présence d’immunoglobulines G (IgG) vis-à-vis des hématies portant l’antigène Rhésus D (RhD+). Dans ces conditions, cette fonction supportée par les anticorps polyclonaux anti-D dépend du récepteur des IgG RFcgRIIIa (ou CD16a).
Quelques semaines avant l’ultimatum, les chercheurs du LFB isolent un anticorps monoclonal (AcM) produit par la lignée de myélome de rat YB2/0. Cet anticorps est capable de supporter une activité ADCC in vitro comparable à celle des anticorps polyclonaux et cela en lien avec sa glycosylation spécifique, glycannes courts et pauvres en fucose [1]. Cette découverte fera l’objet d’un dépôt de brevet d’invention par le LFB le 12 avril 2000. La technologie permettant d’obtenir de tels anticorps est baptisée EMABling® [14] (→).
(→) Voir la Synthèse de R. Urbain et al., m/s n°12, décembre 2009, page 1141
Une étude de clairance des hématies réalisée rapidement chez l’homme [2] démontrera que l’AcM anti-D sélectionné a une capacité à éliminer des hématies au moins équivalente à celle des anticorps anti-D polyclonaux. L’objectif atteint dans le délai imparti permet alors d’envisager un développement clinique.
Pour augmenter la productivité de clones cellulaires YB2/0 secrétant l’anticorps anti-D, un travail d’optimisation des vecteurs d’expression et des conditions de bioproduction est alors effectué par les équipes de recherche. Les clones ayant les meilleures viabilité et productivité cellulaires dans des conditions de culture en suspension sont sélectionnés. La productivité en condition industrielle atteint des taux de 1 à 2 g/l, compatible avec la réalisation de lots pour les études cliniques. L’anticorps humain monoclonal anti-D produit pour la poursuite des études cliniques est appelé rolédumab [3]. Sa reconnaissance antigénique est de l’ordre de 99,6 % des donneurs testés et les activités ADCC et de phagocytose contre les hématies RhD+ sont supérieures à celles des anticorps polyclonaux, cela malgré la faible expression de l’antigène D sur les hématies. Les résultats cliniques de phase I confirment une très bonne activité de clairance des hématies RhD+ dans la circulation. Les phases II/IIB montrent l’absence d’immunogénicité et d’effets indésirables et, surtout, l’efficacité dans la prévention de l’immunisation fœto-maternelle. Le rolédumab est, à ce jour, en développement clinique pour un enregistrement en Europe.
Trois autres AcM seront ultérieurement développés sur la base de la technologie EMABling® :
- L’ublituximab: il s’agit d’un anticorps chimérique anti-CD20 dirigé contre les lymphocytes B. Il est le fruit d’un programme de recherche engagé au LFB, il y a plus d’une quinzaine d’années, pour répondre à un besoin clinique dans la leucémie lymphoïde chronique B (LLC-B) [4, 5]. En effet, la faible activité de l’AcM anti-CD20 rituximab dans cette pathologie est en partie attribuée à une moindre expression de CD20 par les lymphocytes B de ces patients. L’ublituximab bénéficie de la propriété des anticorps EMABling®, actifs même quand les antigènes ciblés sont faiblement exprimés. Les activités ADCC et de phagocytose de l’ublituximab se sont avérées très supérieures à celles du rituximab lors des études précliniques, en particulier contre les cellules de patients présentant une LLC [4-6]. Les premiers essais cliniques confirmant la forte activité cytotoxique et l’élimination des lymphocytes B par l’anticorps furent réalisés par le LFB. Le projet sera ensuite licencié à la société TG Therapeutics, Inc (États-Unis) qui poursuivra le développement de l’ublituximab [7-9]. Ce dernier est actuellement en développement clinique (phase III) dans les hémopathies malignes ainsi que dans certaines formes de sclérose en plaque [10]. L’ublituximab s’avère également actif dans des pathologies auto-immunes comme l’arthrite rhumatoïde ou le lupus érythémateux disséminé.
- Le murlentamab (GM 102): il s’agit d’un anticorps humanisé dirigé contre le récepteur de type II de l’hormone anti-Müllérienne (AMHRII), un récepteur embryonnaire ré-exprimé par les cellules de certaines tumeurs solides, en particulier certaines tumeurs de l’ovaire. Les propriétés EMABling® lui confère une forte activité cytotoxique vis-à-vis des cellules cibles exprimant faiblement l’AMHRII. Les premières phases précliniques ont été réalisées par les équipes du LFB et de l’institut de recherche en cancérologie de Montpellier (IRCM) où avait été généré l’anticorps parental [11]. La poursuite du développement clinique de cet anticorps est désormais réalisé par la société GamaMabs Pharma, SA qui, après avoir complété les études in vitro et in vivo [12], a réalisé des études cliniques dans les cancers gynécologiques (phase Ib) et dans le cancer colorectal métastatique (phase II).
- Le quatrième anticorps EMABling® est dirigé contre CD303 (BDCA-2), un récepteur exprimé par les cellules dendritiques plasmacytoïdes (pDC). CD303 est un modulateur de la production d’interféron alpha (IFN-a), une cytokine impliquée dans la pathogenèse de certaines maladies inflammatoires auto-immunes. L’anticorps LFBD258 anti-CD303 EMABling® est un anticorps humanisé qui module négativement la production d’IFN-a par sa partie Fab, suite à sa fixation à CD303, mais qui élimine aussi les pDC par ADCC ou par par phagocytose grâce à sa région Fc optimisée [13]. Une étude clinique (NCT03370627) dont les résultats sont très encourageants a été réalisée avec le Centre hospitalier régional de Lille sur des échantillons provenant de patients atteints de différentes pathologies inflammatoires telles que le lupus, la sclérodermie systémique, le syndrome de Gougerot-Sjögren et le purpura thrombopénique idiopathique.
Dans le monde de l’innovation, la découverte est souvent le fruit de petites structures motivées et soumises à des défis. Déposé en 2000, la demande de brevet EMABling® du LFB et sa délivrance par de nombreux offices de brevets à travers le monde constitue un socle qui a fortement aidé au développement de ces quatre anticorps monoclonaux thérapeutiques. Cette invention a également été la source de plusieurs accords de licence avec des sociétés travaillant dans le domaine des anticorps à glycosylation optimisée. L’augmentation de la liaison de l’immunoglobuline au RFcgIIIa (CD16a) initialement observée lors des travaux du projet « anti-D » et attribuée à une glycosylation particulière de l’anticorps, a permis d’ouvrir la voie à l’élaboration de nouvelles molécules. Ces anticorps glyco-ingénierés sont destinés aux thérapies anti-tumorales, mais aussi aux situations pathologiques nécessitant une modulation négative de la réponse immunitaire. L’approche EMABling® pour les maladies infectieuses, bien que non envisagée pour le moment par le LFB, pourrait s’avérer également très efficace dans les pathologies résistantes aux traitements actuels.