Vignette (Photos III. Niklas Elmehed. © Nobel Media).
Jean-Luc Teillaud::
Pour l’immunologiste et l’immunothérapeute des cancers que tu es, ce prix Nobel de
Physiologie ou Médecine décerné à James Allison et Tasuku Honjo, c’est une grande
victoire, une grande reconnaissance pour les scientifiques et cliniciens de ce
champ, non ?
Wolf Hervé Fridman ::
Oui, pour le champ de l’immunologie du cancer mais aussi de l’immunothérapie ! C’est
évidemment une reconnaissance qui fait du bien parce que c’est un champ qui a été
ignoré et méprisé pendant très longtemps. Cela fait cinquante ans que je suis dans
la discipline et nous sommes passés par des périodes de traversée du désert
extrêmement longues, où, malgré les éléments certes souvent indirects mais
convergents - le fait que les cellules du système immunitaire étaient capables de
reconnaître leurs propres cellules cancéreuses, que la stimulation du système
immunitaire, en tout cas dans des modèles expérimentaux, pouvait induire des
régressions tumorales, que les individus qui avaient des déficits immunitaires
étaient beaucoup plus enclins à développer des cancers, que des sujets qui avaient
eu des transplantations et étaient traités par immunosuppresseurs, développaient
souvent des lymphomes - malgré tous ces éléments accumulés pendant des années, la
communauté scientifique et médicale était goguenarde voire agressive, rejetant
l’idée d’un contrôle des cancers par le système immunitaire !
Le fait que celui-ci soit désormais reconnu comme un acteur majeur de la défense
contre le cancer et que sa stimulation et sa modulation puisse induire des réponses
thérapeutiques capables de contrôler la maladie cancéreuse pendant des années, est
une grande victoire et un immense succès.
L’établissement initial d’une relation entre cancer et immunité n’a pas été une
découverte fondamentale. C’est celle d’un chirurgien new-yorkais, William Coley, à
la fin du XIXe siècle, qui a observé la régression d’un sarcome chez un
de ses patients cancéreux ayant développé une infection aiguë [1]. Cela a été à l’origine de la toxine
de Coley1 et du traitement de patients avec des
extraits bactériens. Cette observation initiale a conduit à un lointain héritage
encore présent aujourd’hui : le premier, c’est la découverte en 1975 du
tumor necrosis factor (TNF ou facteur de nécrose tumorale) dans
le sérum de souris auxquelles avaient été injectés des extraits bactériens à des
fins anti-tumorales [2] ; le
second, c’est l’utilisation du BCG (Bacillus Calmette-Guérin) comme
traitement du cancer superficiel récidivant de la vessie [3]. Malgré ces découvertes, Il y a eu une très
longue traversée du désert pendant laquelle cette relation entre système immunitaire
et contrôle des tumeurs n’a pu être réellement démontrée
pour différentes raisons :
les modèles animaux, en particulier murins, avaient été essentiellement explorés
avant la découverte des molécules de l’histocompatibilité ; c’étaient des greffes de
tumeurs allogéniques2 qui étaient bien entendu
rejetées ; lorsque les greffes sont devenues syngéniques2, on a pu poser
des questions sur l’immunité de transplantation plus que sur la reconnaissance
immunitaire de cancers spontanés. La démonstration du rôle de l’immunité dans le
contrôle anti-tumoral, bien que suggéré dès 1957 par Sir Frank Macfarlane Burnet
[4], a été vraiment
longue à être apportée.
JLT ::
Si on avance dans le temps, quelles sont les données qui ont vraiment fait
faire un bond en avant et ont conduit, y compris des oncologues célèbres – je
pense à Robert Weinberg3 –
à reconnaître que c’était la fin de la traversée du désert, le début d’une
nouvelle histoire pour l’immunologie des cancers ? Quels ont été les éléments et
là, j’en viens à nos deux récipiendaires, est-ce que ceux-ci ont été à l’origine
de ces premières fractures de fin de traversée du désert ou est-ce qu’ils
n’interviennent que plus tardivement ?
WHF ::
Je citerais des éléments de recherche fondamentale et des éléments de recherche
thérapeutique. Pour la recherche fondamentale, il y a trois découvertes qui ont à
mon sens joué un rôle majeur.
- La première découverte, c’est la démonstration par Thierry Boon (Ludwig Institute for Cancer Research, Bruxelles, Belgique) que des lymphocytes T de malades atteints de mélanome reconnaissent des peptides présentés par les cellules tumorales, des peptides du soi mais d’un soi particulier, car dérivés d’antigènes carcino-embryonnaires, appelés maintenant antigènes « cancer testis » [5].
-
La seconde découverte, qui me semble être très déterminante, c’est celle
de Schreiber (Department of Pathology and Immunology,
Washington University School of Medicine, St.
Louis, États-Unis) [6] : elle repose sur une observation et sur l’élaboration
d’une théorie, celle des 3E, à partir d’expériences menées chez la
souris.
• Il montre que 100 % des souris sans système immunitaire, ni adaptatif, ni inné, développent des tumeurs, dont 80 % sont des tumeurs malignes.• Il décrit trois étapes majeures du développement tumoral. La première, c’est ce qu’il appelle le premier E (pour elimination) : quand il n’y a pas de cellules immunitaires, on n’élimine pas les cellules cancéreuses, ce qui a contrario revient à dire que s’il y en a, on peut les éliminer ! Cela, c’est une découverte en creux, d’une certaine façon. La seconde étape, essentielle, car, à mon avis la plus pertinente pour la prise en charge clinique, c’est la phase d’équilibre (le second E pour equilibrium). La tumeur commence à se développer mais le système immunitaire continue à être efficace, soit en tuant les cellules tumorales, soit en les maintenant dans un état dormant, sans que les mécanismes mis en jeu soient très clairs, même s’il est désormais bien établi que des cytokines comme l’interféron, en particulier l’interféron gamma (IFN-γ) jouent un rôle important. Cette phase d’équilibre peut durer des années et être levée en bloquant l’IFN-γ par exemple. Quand un cancer devient cliniquement détectable, il est déjà au moins dans cette phase-là. Enfin, la troisième étape, c’est l’échappement des cellules tumorales à la surveillance par le système immunitaire (le troisième E pour escape), en mutant et/ou en se débarrassant des molécules reconnues par celui-ci si elles ne leur sont pas indispensables.Tout cela, c’est le corpus intellectuel, théorique, élaboré par Robert Schreiber au début des années 2000 [6], qui a permis la suite.
- La troisième découverte, c’est celle faite par Jérôme Galon et Franck Pagès dans mon laboratoire du Centre de Recherche des Cordeliers (CRC) (Inserm UMRS 1138, Paris) en 2005-2006 [7]. Nous avons été en effet les premiers à montrer que l’infiltrat immunitaire, en particulier les lymphocytes T mémoires, sont le plus fort facteur de prédiction de l’évolution d’un patient cancéreux. Cette démonstration a vraiment changé le paradigme et a conduit à l’idée qu’il était essentiel d’étudier le microenvironnement immunitaire tumoral pour comprendre le développement des tumeurs. L’analyse de ce microenvironnement et la découverte, également dans mon laboratoire, par Marie-Caroline Dieu-Nosjean, de la présence de structures lymphoïdes tertiaires au sein des tumeurs [8], véritables lieux de production de réponses anti-tumorales, dont l’existence était alors seulement connue dans des pathologies infectieuses et auto-immunes, nous ont amenés à considérer le microenvironnement tumoral comme un organe immunitaire à part entière. Nous pouvons dire que, d’une certaine façon, le cancer est une maladie immunologique et que les tumeurs sont des lieux au sein desquelles la réaction immunitaire joue un rôle majeur pour leur destin.
JLT ::
Cela, c’est sur le plan fondamental, mais sur le plan clinique ?
WHF ::
sur le plan clinique, il y a quelques événements à retenir. Le premier bond en avant
fût la greffe de moelle osseuse allogénique pour traiter des leucémies aiguës ; le
principe n’était pas un principe immunologique : l’idée était de traiter le patient
afin d’éliminer ses cellules leucémiques pour les remplacer par les cellules saines.
Le premier patient qui a été traité le fût par une exsanguino-transfusion. C’est ce
qui a fait la gloire de Jean Bernard (alors à l’hôpital Hérold à Paris avant de
fonder l’Institut de Recherche sur les Maladies du Sang à l’hôpital Saint-Louis) en
1947 [9] : ce patient a eu
une rémission grâce au sang transfusé ; les décennies suivantes ont montré que les
résultats étaient meilleurs lorsque c’était de la moelle osseuse qui était greffée,
puis les cellules souches hématopoïétiques du sang ont été utilisées avec succès.
Là, on est au début des années 1960, 1959 la première greffe réussie par Georges
Mathé (alors Assistant de Jean Bernard à l’hôpital Saint-Louis et qui sera le
fondateur de l’Institut d’hématologie et de cancérologie de l’hôpital Paul-Brousse à
Villejuif) [10] ! On
obtient deux effets : l’effet GVH (graft versus host, réaction du
greffon contre l’hôte), des cellules de la moelle allogénique s’attaquent aux
cellules du receveur du fait de l’allo-réactivité ; l’effet GVL (graft
versus leukemia, réaction du greffon contre les cellules leucémiques),
qui résulte en une destruction des cellules leucémiques du patient par les
lymphocytes T du donneur. Cela a été le premier effet immunologique observé en
clinique, même si l’air du temps était de dire que l’immunothérapie ne marchait pas,
ce qui était de toute évidence faux !
Le second bond en avant, ce sont les travaux de Steve Rosenberg au NCI
(Surgery Branch, National Cancer Institute, Bethesda,
États-Unis), qui traite des patients cancéreux incurables qui ont des mélanomes ou
des cancers des reins métastatiques, pour lesquels la chimiothérapie n’a plus aucun
effet, avec de l’interleukine 2 (IL-2). Le papier de Rosenberg, publié en 1985
[11], montre des
régressions spectaculaires chez certains des patients traités. Malgré beaucoup de
toxicité, une AMM (autorisation de mise sur le marché) a été délivrée pour l’IL-2
dans les mélanomes et les cancers du rein métastatiques. Quelques mois plus tard,
Rosenberg publie un autre papier où, pour la première fois, il utilise des cellules
provenant du sang périphérique, activées in vitro, des LAK
(lymphokine-activated killers), probablement des cellules NK
(natural killer) activées, en combinaison avec l’IL-2 [12]. Ce travail pionnier a
été salué par un éditorial du New England Journal of Medicine «
Immunotherapy of cancer, the end of the beginning ? ». En
effet, ce n’était pas le début de la fin mais bien la fin du début. En 1988, il
publie l’utilisation de TIL (tumor infiltrating lymphocytes) dans
le mélanome avec un taux de réponse très impressionnant [13] : ce sont ces lymphocytes qui infiltrent la
tumeur qui sont utilisés dans ces débuts balbutiants de l’immunothérapie ! Ces
travaux assoient l’immunothérapie moderne.
L’autre grande date, c’est l’ASCO 2010 (American Society of Clinical
Oncology) : la régression de tumeurs par l’anticorps anti-CTLA-4
(cytotoxic T lymphocyte activated-4) y est rapportée [14]. Quelques mois plus tard,
c’est au tour de l’anticorps anti-PD1 (programmed death-1), qui
fait également régresser des tumeurs [15]. Un point remarquable : ces deux molécules ont cassé les
règles de l’enregistrement des médicaments, car elles ont été enregistrées à la
suite d’essais de phase 1 tellement les résultats étaient impressionnants !
JLT ::
Et de plus, pour les anti-PD-1, sans une indication de cancers particuliers
?
WHF ::
oui, on s’adresse directement au système immunitaire de l’hôte, en faisant
l’hypothèse qu’il sera capable de contrôler la tumeur, quel que soit son type. Pour
être complet, il faut aussi parler du travail qui représente un chemin de traverse
par rapport aux TIL, l’élaboration et l’utilisation des CAR T (chimeric
antigen receptor T cell) qui, sur la base du premier travail de Zelig
Eshhar au Department of Chemical Immunology, Weizmann
Institute of Science, à Rehovot (Israël) en 1989 [16], et grâce aux travaux de Carl June
au Center for Cellular Immunotherapies (Perelman School of
Medicine, University of Pennsylvania, Philadelphie, États-Unis) [17] mais d’autres aussi,
Michel Sadelain au Memorial Sloan-Kettering Cancer Center (MSKCC) à
New York (États-Unis) [18]
et Phil Greenberg, au Fred Hutchinson Cancer Research Center à
Seattle (États-Unis) [19]
ont
…
JLT ::
mélangé la thérapie cellulaire et les anticorps
WHF ::
oui, en faisant exprimer par exemple par des lymphocytes T des fragments d’anticorps
dirigés contre des antigènes associés aux tumeurs, fusionnés à des séquences
intracellulaires d’activation des lymphocytes T.
JLT ::
dans les hémopathies malignes
WHF ::
dans les hémopathies malignes ; cela a conduit à cet extraordinaire nouveau modèle
économique mis en place par Novartis, qui est celui du « satisfait ou remboursé ».
C’est cher, mais si cela marche.
Parallèlement ou un peu avant, il y a eu l’utilisation des anticorps monoclonaux
anti-tumeur, initiée par Ronald Lévy (Department of Medicine,
Division of Oncology, Stanford Cancer
Institute, Stanford University, Stanford, États-Unis)
avec un anticorps anti-idiotype pour traiter le lymphome B [20]. En oncologie, le premier grand succès a
été l’anticorps anti-CD20, le rituximab, qui a révolutionné la prise en charge du
lymphome. Pendant longtemps, on a considéré que l’on faisait, avec ces anticorps, de
la chimiothérapie avec de grosses molécules à effet cytotoxique immédiat. Il a fallu
attendre assez récemment pour que des travaux faits par Fu [21] (Department of Pathology and
Committee on Immunology, University of Chicago,
Chicago, États-Unis) et à Paris par toi-même (au CRC) [22], montrent que, pour qu’il y ait un effet
anti-tumoral à long terme, il faut la mise en place d’une mémoire immunitaire. Cela
soutient le concept que toute approche thérapeutique en oncologie, pour qu’elle soit
efficace à long terme, nécessite l’activation du système immunitaire, et est
de facto une immunothérapie, comme l’ont montré par exemple
Guido Kroemer (CRC) et Laurence Zitvogel (Institut de Cancérologie Gustave Roussy
Cancer Campus [GRCC], Unité Inserm 1015, Villejuif) pour la radiothérapie et la
chimiothérapie [23].
Mais venons-en maintenant à la découverte qui a valu le prix Nobel en octobre 2018 à
James Allison et Tasuku Honjo.
JLT ::
en effet, revenons à ces deux chercheurs : des personnages extrêmement
différents, dans leurs parcours également ?
WHF ::
l’histoire de ce prix Nobel est une histoire très intéressante. Le premier élément,
essentiel, c’est le fait que tous les deux sont des fondamentalistes et font une
découverte de fondamentalistes. Commençons par Tasuku Honjo (Immunology and
Genomic Medicine, Graduate School of Medicine, University of Kyoto,
Japon) parce qu’il aurait pu déjà avoir ce prix avant sa découverte de PD-1
! Honjo, c’est une filiation : c’est l’homme qui, à la suite des travaux de Susumu
Tonegawa qui a reçu le prix en 1987 pour ses travaux menés à l’institut
d’immunologie de Bâle (Suisse) [24], et suivant en cela tous les deux les travaux de Pierre Chambon
(Institut de Génétique et de Biologie Moléculaire et Cellulaire, IGBMC, Illkirch) et
Phil Leder (alors au Laboratory for Molecular Genetics aux National
Institutes of Health, NIH, Bethesda, États-Unis) montrant qu’il y a des
introns et des exons dans les gènes eucaryotes [25, 26], va tout d’abord s’intéresser aux événements moléculaires
contrôlant le réarrangement des gènes d’immunoglobuline. Tonegawa a montré que la
formation d’une région variable est due à un réarrangement de gènes codant ses
différentes parties, ce qui permet l’obtention d’un vaste répertoire [24]. Honjo, lui, analyse le mécanisme
moléculaire par lequel se fait la commutation de classe, c’est-à-dire la
transformation d’une IgM (immunoglobuline M), l’anticorps produit lors d’une réponse
primaire, en un anticorps de plus forte affinité lors de la réponse secondaire, qui
peut être une IgG, une IgA, une IgE … Il montre que cette commutation est due à un
mécanisme d’excision d’un morceau d’ADN, permettant d’associer le gène réarrangé du
domaine variable à un nouveau gène codant la chaîne lourde d’IgG ou d’IgA, ou d’IgE
[27-29]. Il va d’ailleurs en parallèle
découvrir une enzyme, AID (activation-induced cytidine deaminase)
[30], qu’il montre, en
même temps qu’Anne Durandy (Inserm U429, hôpital Necker, Paris) [31], être indispensable à la
commutation de classe [32]
ainsi qu’au mécanisme d’hypermutation somatique qui cible les domaines variables des
immunoglobulines, conduisant à la formation d’anticorps de haute affinité [32]. Pour ces découvertes exceptionnelles, il
aurait pu avoir le prix Nobel. Mais il ne l’a pas eu
Tasuku Honjo continue ses
recherches en analysant comment se fait la sélection des thymocytes dans le thymus,
entre les 95 % qui vont mourir et ceux qui deviennent des lymphocytes circulants ou
présents dans les organes lymphoïdes, assurant l’intégrité du soi et la lutte contre
les infections et les cancers ; il décrit alors en 1992 une molécule, qu’il appelle
programmed cell death 1, PCD-1 (qui deviendra
programmed death-1, PD-1, CD279), impliquée dans le choix entre
la mort et la survie des thymocytes [33]. Au cours des années suivantes, entre 1994 et 1999, il
montre le rôle majeur que PD-1 peut jouer dans des modèles de maladies auto-immunes
par son rôle inhibiteur de l’activation T [34-36]
et il décrypte en 2001 le mécanisme moléculaire par lequel l’engagement de PD-1
conduit à l’inhibition du lymphocyte T [37]. J’en profite pour rappeler qu’il y a une autre découverte
reliée faite en 1992 dans mon laboratoire par Sebastian Amigorena et Christian
Bonnerot, en partie en collaboration avec Ira Mellman (qui était alors au
Department of Cell Biology, Yale University School of
Medicine, New Haven, et désormais chez Genentech, South San Francisco)
[38], qui est celle du
motif appelé ITIM (immunoreceptor tyrosine inhibition motif), que
nous avons décrit les premiers sur les récepteurs Fc4, des IgG inhibiteurs de plusieurs cellules, notamment des lymphocytes
B, motif présent sur beaucoup de récepteurs régulateurs, en particulier sur ceux
dont nous parlons aujourd’hui [37]. C’est
l’un des mécanismes majeurs par lequel passe l’inhibition induite dans les
lymphocytes T par PD-1 et CTLA-4.
Dès 2002, Tasuku Honjo et son équipe montrent une inhibition de la tumorigenèse chez
des souris dont le gène codant PD-1 a été invalidé [39], puis publie des articles montrant qu’un
anticorps anti-PD-L1 (l’un des ligands de PD-1 exprimé sur les cellules tumorales)
bloque également la tumorigenèse et qu’un anticorps anti-PD-1 inhibe l’apparition de
métastases dans un modèle murin de mélanome [40]. D’autres chercheurs ont accompagné cette découverte,
Lieping Chen, Gordon Freeman, et Arlene Sharpe, le premier à l’université de Yale à
New Haven, les deux autres à l’université de Harvard à Boston, et vont contribuer à
démontrer que le blocage, grâce à des anticorps anti-PD-L1 et anti-PD-1, de
l’interaction entre PD-1 et PD-L1 permet d’avoir un effet anti-tumoral.
James Allison est un personnage tout à fait différent. Jim Allison (il n’utilise pas
son « vrai » prénom, James), qui est depuis 2012 au MD Anderson Cancer
Center de Houston, c’est un Texan d’origine, qui a mené ses recherches
pionnières au Cancer Research Laboratory de Berkeley et qui a été
ensuite de 2004 à 2012 à New York (au MSKCC), par ailleurs excellent guitariste et
joueur de jazz, qui a créé un groupe qui s’appelait « The
checkpoints », et, je crois maintenant, les «
Checkmates ».
JLT ::
qui avait d’ailleurs quitté son collège où l’on ne voulait pas enseigner la
théorie darwinienne de l’évolution ; il s’en est enfui !
WHF ::
oui, un phénotype très différent, mais lui aussi un fondamentaliste. Allison, sa
passion, c’était le TcR (récepteur T de l’antigène) et comprendre comment un
lymphocyte T s’active. Il est d’ailleurs parmi les premiers à comprendre que
l’engagement du TcR ne suffit pas pour cette activation et qu’il faut des molécules
accessoires [41]. Parmi
celles-ci, il y a CD28, rendue tristement célèbre lors d’un essai thérapeutique5, qui reconnaît une molécule appelée à l’époque
B7, maintenant CD80 (B7.1) et CD86 (B7.2) à la surface des cellules dendritiques.
Allison montre qu’il est important qu’il y ait une interaction entre CD28 et B7 afin
d’induire une activation de plus longue durée dans le lymphocyte T, de façon
concomitante à la reconnaissance des complexes peptidiques par le TcR.
Parallèlement, il réalise qu’une autre molécule, CTLA-4, a le même ligand que CD28.
Il montre alors, comme d’autres, notamment Jeffrey Bluestone (au Ben May
Institute and the Committee of Immunology, The University of
Chicago et actuellement directeur du Sean N. Parker Autoimmune
Research Laboratory, University of California, San
Francisco, États-Unis) [42], que CTLA-4 bloque l’activation des lymphocytes T [41]. L’expression de CTLA-4 est induite par l’activation du
lymphocyte T et entre en compétition pour le même ligand avec CD28, freinant ainsi
l’hyper-activation à laquelle l’activation T peut conduire. Tout comme Bluestone, il
fait l’hypothèse que CTLA-4 joue un rôle majeur dans des maladies auto-immunes
[41, 42]. Les personnes dépourvues de CTLA-4 développent une maladie
auto-immune multi-organes extrêmement invalidante.
Pourquoi cette molécule s’appelle-t-elle CTLA-4 ? C’est la découverte d’un Français,
au Centre d’Immunologie de Marseille-Luminy (CIML), Pierre Golstein. Pierre a passé
une grande partie de sa carrière à travailler sur les lymphocytes tueurs, les
cytotoxic T lymphocytes (CTL). Au milieu des années 1980, il
construit une banque différentielle d’ADNc (ADN complémentaire), pour définir des
molécules exprimées par un lymphocyte T activé (« CTLA ») et pas par un lymphocyte
non activé. Et il trouve un certain nombre de gènes qu’il appelle CTLA-1 (pour «
cytotoxic T-lymphocyte-associated antigen 1 »), A-2, A-3, A-4,
A-5, etc. [43].
JLT ::
un peu comme les OKT1, 2, 3 4 de Pei Cheng Kung
6
…
WHF ::
oui, ou les Da1, 2, 3, 4… de Jean Dausset7 avant
que cela ne devienne HLA (human leukocyte antigen) ; parmi les
CTLA, il y en a au moins quatre qui sont devenus célèbres : CTLA-1, c’est le
granzyme B, CTLA-3, le granzyme A, CTLA-8, l’IL-17… et CTLA-4 ! CTLA-4 a été
longtemps connu dans la littérature sans que l’on ne soupçonne son implication dans
le cancer. Qu’est-ce qui fait que c’est Jim Allison qui teste un anticorps
anti-CTLA-4 dans un modèle murin anti-tumoral ? En fait, c’est ce qu’il m’a raconté
alors que nous participions tous les deux au même meeting à New York, ses deux
parents sont morts d’un cancer, plusieurs autres membres de sa famille sont morts
d’un cancer, et ce fondamentaliste a décidé alors de regarder dans un modèle murin
tumoral si un anticorps anti-CTLA-4 avait un effet ! Et la réponse a été positive !
Il injecte seulement l’anticorps et la tumeur régresse [44]. Alors, et c’est la force de Jim Allison,
il se dit « je veux en faire un médicament, je veux aller jusqu’au bout ». Tout en
continuant ses recherches fondamentales [45], il réussit à intéresser un collègue et ami, Alan Korman
(de la firme américaine Medarex, Annandale, New Jersey,
États-Unis), qui produit un anticorps humain dans des souris humanisées, appelé
ipilimumab, capable de lier et d’inactiver CTLA-4. Finalement, le premier essai de
phase 3 publié en 2010 [14] montre des
résultats spectaculaires chez des patients atteints de mélanome métastatique, ce qui
conduit la FDA (food and drug administration) à autoriser
l’utilisation de l’ipilimumab chez des patients présentant des mélanomes
métastatiques. Et tout ce travail
JLT ::
a donné naissance à toute une génération d’anticorps antagonistes dirigés
contre différentes molécules inhibitrices de la réponse T, et qui ont été
appelés inhibiteurs de points de contrôle (anti-immune checkpoints,
ICP).
WHF ::
oui, ces travaux ont consisté à porter ces découvertes jusqu’à l’outil thérapeutique
et font que ce prix Nobel est tout à fait justifié. D’abord, ce sont des histoires
individuelles formidables, de fondamentalistes. Cela montre bien que la recherche
fondamentale, c’est essentiel. Jim, dans le premier discours qu’il a tenu, quand on
lui a dit qu’il allait avoir le prix Nobel, dans ce congrès à New York, a dit que,
s’il avait travaillé sur la thérapeutique du cancer, il n’aurait jamais découvert
une molécule thérapeutique de cette qualité-là. Parce qu’il aurait essayé
d’améliorer des molécules, et, de la même façon que l’on ne découvre pas
l’électricité en améliorant la chandelle, c’est grâce à la recherche fondamentale
qu’il a pu avancer.
Ce sont César Milstein8 et
Georges Köhler8 qui découvrent les anticorps monoclonaux au travers de
leurs recherches sur la structure et la spécificité des anticorps [48], ce sont Pierre Golstein, Tasuku
Honjo, Jim Allison, Robert Schreiber et tous les autres chercheurs qui font des
découvertes qui vont véritablement à terme changer la vie des patients.
Nous sommes au début d’une nouvelle histoire de la cancérologie ; on ne traite plus
la cellule cancéreuse, on traite le patient qui, dans la grande majorité des cas, a
su contrôler son cancer pendant des années ; on va donc lui permettre de continuer à
le contrôler. Bien sûr, il y a encore beaucoup de patients qui ne répondent pas,
bien sûr, les mécanismes fins ne sont pas connus complètement, bien sûr, il y a des
résistances primaires et secondaires, par modulation des molécules
d’histocompatibilité etc. qui se mettent en place, mais ce changement de paradigme
est historique. Ce sont moins les résultats cliniques à ce jour que ce changement de
paradigme que marque ce prix Nobel.
JLT ::
pour conclure, toi qui es président du Cancéropôle Ile-de-France, est-ce que
la messe a été dite pour l’immunothérapie des cancers ou bien vers quoi nous
orientons-nous, avec ce paradigme du déplacement du traitement de la cellule
cancéreuse vers le traitement du système immunitaire du patient ?
WHF ::
non, je crois que la messe est loin d’être dite, une décennie ne s’est même pas
écoulée
On commence déjà à voir les limites de ces traitements, avec les
résistances primaires et, surtout, les résistances secondaires qui se mettent en
place, qui nous disent qu’il va falloir trouver d’autres choses. On est
véritablement au tout début de l’histoire, le changement de paradigme fait que,
effectivement, on va chercher à moduler différemment le système immunitaire de façon
encore plus efficace. Toutes les approches qui associent à une reconnaissance de
l’antigène sur une cellule tumorale un recrutement de la réaction immunitaire au
site tumoral comme les anticorps bispécifiques, mais aussi des anticorps fusionnés à
une cytokine, à un facteur de croissance de cellules dendritiques, le
granulocyte-macrophage-colony stimulating factor (GM-CSF) par
exemple, toutes ces approches visent à élaborer
JLT ::
des molécules qui n’oublient ni la cellule cancéreuse ni le système
immunitaire
WHF ::
oui, je le disais tout à l’heure, le microenvironnement tumoral, c’est un organe
immunitaire, moduler cet environnement devient essentiel, grâce à des molécules «
intelligentes », comme des récepteurs T solubles qui ouvrent la voie au ciblage des
néo-antigènes que les anticorps ont beaucoup plus de mal à cibler, ou des CAR T avec
des récepteurs T également
Cela, c’est le premier point. Le deuxième point est que
tout ce qui a été fait jusqu’à présent a visé essentiellement le lymphocyte ; or
celui-ci n’est pas la cellule majoritaire dans le microenvironnement tumoral, loin
s’en faut ; les cellules myéloïdes, les fibroblastes remodelés, les vaisseaux,
également modifiés
C’est tout cela qui fait le stroma tumoral, bien plus que les
lymphocytes. Nous savons désormais que l’interaction entre ces cellules myéloïdes,
fibroblastiques, etc. avec les lymphocytes T mémoire mais aussi les lymphocytes B,
des cellules à la fois présentatrices d’antigènes et productrices d’anticorps, est
indispensable pour contrôler la tumeur à long terme. Troisième point, encore
balbutiant, c’est ce qui a fait du système immunitaire le système qui a révolutionné
la médecine, la vaccination. Aujourd’hui, lorsqu’il s’agit d’un cancer viro-induit
comme le cancer du col de l’utérus ou les hépatocarcinomes, on sait faire cette
vaccination antivirale préventive, mais quand on en vient à une vaccination
thérapeutique, on bute contre des difficultés de deux ordres : premièrement, on ne
sait pas vacciner efficacement contre autre chose qu’un micro-organisme, virus,
bactéries, et, deuxièmement, quand on vaccine contre un antigène associé à la
tumeur, s’il n’est pas indispensable à la cellule tumorale, il disparaît, une
situation un peu semblable à celle de la mise au point de vaccins contre des virus
mutants ! Le dernier point, c’est qu’il est désormais clair que toute thérapeutique
efficace du cancer est une immunothérapie ! La chimiothérapie, les thérapies
ciblées, la radiothérapie, ont donc un nouvel avenir grâce à l’immunothérapie. Tout
ce qui augmente l’immunogénicité, les virus oncolytiques par exemple, tous ces
éléments qui font que cet organe immunitaire qu’est le microenvironnement tumoral se
retrouve modifié par une intervention locale ou à distance, a un avenir potentiel.
Je ne sais pas s’il y aura un autre prix Nobel sur les thérapies cellulaires - il y
en a déjà eu deux pour les greffes de moelle et de rein - mais, surtout, je pense
que le chemin des découvertes pour faire de ce changement de paradigme, qui a moins
de dix ans, la voie royale, débute à peine. ‡