2008


ANALYSE

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Application de l’autopsie psychologique aux suicides sur la route et dans les transports

Les études portant sur les circonstances des suicides font apparaître différents modes suicidaires ; de grandes disparités sont observées entre pays, entre régions à l’intérieur d’un même pays, entre groupes de population… (OMS, 2001renvoi vers).
Des situations d’isolement ou au contraire d’immersion dans des lieux de vie ordinaires, des affirmations manifestées d’intention ou au contraire des recherches de préservation d’anonymat peuvent être observées.
Au-delà de la complexité des motivations individuelles, les acteurs sociaux et les collectivités se préoccupent de l’impact de tels événements, en particulier quand la sécurité publique augmente encore le niveau d’alerte de santé publique. Un exemple est ainsi fourni par les conduites suicidaires qui se produisent sur la route, au volant de véhicules ou par des piétons. Quelques études menées en Irlande, Suède et Finlande (Hernetkoski et Keskinen, 1998renvoi vers ; Lam et coll., 2005renvoi vers) permettent d’estimer la part des suicides dans les décès sur la route entre 3 et 7 %.
En France, les accidents corporels et mortels de la route sont systématiquement répertoriés. Les statistiques sont suivies de façon particulièrement attentive depuis que la politique de sécurité routière est devenue une priorité nationale, permettant ainsi de mesurer l’impact des actions de prévention.
Deux éléments sont établis : une baisse spectaculaire des accidents mais une relative stabilité des cas les plus graves avec une proportion stable des facteurs de risque individuels (alcool, vitesse, prises de risques multiples). Au-delà de ces constats, des questionnements sont posés par les acteurs de la sécurité routière et constituent un champ de recherches pluridisciplinaires sur « la santé de l’usager de la route », parallèlement aux travaux à visée technique de l’équipement et des transports (Inrets-Umrestte1 ).

Objectifs de recherche

Au niveau des études épidémiologiques portant sur la santé et le comportement de l’usager de la route, la dimension du suicide est méconnue, voire ignorée. Chez les adolescents et les jeunes adultes, le suicide comme les accidents de la route sont parmi les causes principales de décès et entraînent une mortalité prématurée parmi les plus élevées en Europe (Inserm-CépiDc ; Lefèvre et coll., 2004renvoi vers).
Les travaux cliniques montrent des corrélations élevées entre différents comportements à risques (recherche de sensations, psychopathologies…) (Assailly, 2003renvoi vers).
Les principaux objectifs de recherche sont les suivants :
• évaluer l’ampleur des accidents mortels de la circulation routière (ou de la voie publique) dus à des conduites suicidaires ;
• analyser les facteurs environnementaux ou personnels (de l’équipement technique, de route ou de véhicule, jusqu’aux traits de personnalité) corrélés à des types d’accidents particuliers : y a-t-il des sites dont la dangerosité est attractive pour des personnes particulièrement exposées ?
• établir des bases de prévention des risques d’accidents collatéraux dans un environnement public. Même si la plupart des situations recensées de suicides sur la route font état de véhicules avec un seul individu impliqué, des accidents ou traumatismes impliquant plusieurs personnes demeurent suspects quant aux intentions à l’origine des événements.
Une meilleure connaissance de ces situations permettrait d’accroître l’attention portée aux usagers de la route de la part des professionnels de la sécurité routière, pas seulement dans l’optique de l’aptitude à la conduite, mais du partage de la route.

Bases d’information pour répondre aux objectifs

Pour l’ensemble des accidents mortels survenus sur la route, le système d’informations existant repose sur l’établissement de bordereaux d’analyse des accidents corporels (BAAC), dont l’exhaustivité et la fiabilité sont régulièrement testées par l’Observatoire national interministériel de la sécurité routière (2004). Ils sont remplis à partir des constats immédiats des forces de police et de gendarmerie. La notification de cas de suicides dépend de témoignages recueillis sur place ou de preuves laissées intentionnellement (lettres, messages…). La certification médicale peut être plus ou moins rapide selon les procédures de réquisition pour faire les analyses toxicologiques et les examens cliniques (cf. les Lois Gayssot et dell’Agnola, 2002-2003 ; fiches D, E, F de l’étude « SAM »2 ).
La base des BAAC peut être un point de départ intéressant pour sélectionner les cas à analyser. Les acteurs directement mobilisés en cas d’accidents peuvent faciliter les contacts avec les proches pour organiser la recherche avec la méthode de l’autopsie psychologique. Les procédures de prélèvement d’organes chez les accidentés peuvent également contribuer à constituer les banques nécessaires à la recherche biologique et génétique.

Obstacles et possibilités d’études

Les suicides peuvent être estimés rares dans l’ensemble des accidents mortels sur la route (ou dans les transports en général), et les circuits d’informations spécifiques aux lieux publics allongent le délai de certification médicale par les médecins requis ou les instituts médicolégaux (IML). Une façon de constituer un échantillonnage de cas à analyser serait de retenir un ensemble d’accidents immédiatement mortels selon les indications des forces de sécurité.
Le modèle de l’étude « SAM » (Laumon, 2005renvoi vers ; Observatoire français des drogues et toxicomanies, 2005renvoi vers) pourrait être pris dans la succession des analyses toxicologiques et médicales, garantissant le cadre confidentiel et anonyme nécessaire pour la recherche, et les délais indispensables à la fiabilité des prélèvements.
La nécessité d’une étude nationale ne s’impose pas. Des échantillons régionaux pourraient être suffisants, au moins dans un premier temps.

Institutions concernées

Après examen de la réglementation en vigueur, entre sécurité routière et santé publique, un protocole de recherche doit être précisé, définissant les rôles et responsabilités au niveau des parquets de justice, des services de police et gendarmerie, des services de médecine légale et des équipes de recherche mobilisées autour de l’autopsie psychologique et de la recherche biologique. Compte tenu des acteurs de recherche et de prévention déjà impliqués en sécurité routière, il est nécessaire de prévoir des partenariats pour faciliter la constitution et l’exploitation de bases de données à caractères multidisciplinaires, comme l’Inrets, certains laboratoires universitaires spécialisés (à Aix, Angers par exemple) ou des associations de prévention routière qui peuvent également faciliter l’information auprès des familles pour mener la recherche.

Cas des transports publics (voie ferrée et métro)

Les mêmes questionnements sont posés à propos des suicides impliquant des accidents de la route ou des accidents de train ou de métro : quelle est l’ampleur des conduites suicidaires ? Y a-t-il des spécificités environnementales, individuelles ? L’organisation de données cliniques, toxicologiques, juridiques nécessite l’implication de différents services, mais la complexité de la tâche ne peut laisser ignorer les difficultés exprimées par les professionnels des transports face à des situations dangereuses dans le cadre de leurs missions (cf. étude RATP) (Sohier et coll., 2006renvoi vers) ou par les associations regroupées dans l’Union nationale pour la prévention du suicide (UNPS).

Exemple de recherche-action dans les transports publics : l’étude RATP

Le recueil et le traitement des informations concernant les suicides et les tentatives de suicide sont particulièrement importants afin de mieux connaître les personnes suicidaires et faciliter l’organisation de la prévention.

Analyse des circuits d’information

Les données utilisées sont celles du département juridique de la RATP de 1991 à 2000 (n=1 117), mais les lacunes constatées ont conduit à faire un état des lieux des circuits de recueil et de conservation des informations concernant les accidents de voyageurs, et plus spécifiquement les suicides et les tentatives de suicide.
Une méthode de recueil d’informations fiables doit permettre de :
• préciser où et comment les informations sont collectées et restituées ;
• faire une analyse comparative des deux circuits (département juridique et département sécurité) qui reçoivent des informations différentes avec des objectifs distincts.
Tous les accidents de voyageurs ne donnent pas lieu à un rapport et le département juridique ne détient pas de façon exhaustive l’ensemble des dossiers d’accidents de voyageurs.
En 2003, seulement 41 tentatives de suicide sur 137 ont fait l’objet d’un enregistrement commun aux trois entités (juridique, sécurité et département d’exploitation) et seules 93 d’entre elles (soit 68 %) sont connues du département juridique.
Chaque entité privilégie sa mission, ce qui entraîne l’absence de dossier complet pour appréhender le phénomène du suicide et des tentatives dans le domaine de la RATP.

Expérience de prévention

Les comparaisons statistiques du suicide entre le milieu des transports et la population générale permettent de faire le point sur des moyens de prévention déjà mis en place ou étudiés par d’autres entreprises de transport urbain. À travers des enquêtes de terrain, un certain nombre de témoignages d’expériences vécues, de réactions spontanées et d’opinions sur le suicide des voyageurs et sur sa prévention sont analysés.
Les conclusions sont que les conducteurs, agents de station et agents de sécurité peuvent être affectés quand ils sont confrontés à un suicide ou à une tentative grave. Par ailleurs, ils participent à des actions de prévention du suicide mais ce n’est pas assez connu et reconnu, et de ce fait leur expérience ne peut pas servir à leurs collègues. Il est établi que les agents ont une appréciation inexacte de l’ampleur du phénomène. Le manque de compréhension de ce phénomène et de modèle d’actions nuit à la mise en place d’une prévention mieux coordonnée et soutenue par des professionnels extérieurs.

Propositions du groupe de travail UNPS-RATP

Malgré le nombre relativement faible de suicides et de tentatives dans le domaine de la RATP, l’étude et la prévention du suicide des voyageurs à la RATP présentent un intérêt certain en fonction d’un lieu bien défini et d’une entité bien structurée. L’étude pourrait servir d’exemple tant au niveau de la mise en place du circuit d’informations et de ses bases pour la prévention, qu’au niveau des actions de même nature dans d’autres domaines.
Concernant la collecte et le traitement des données, les informations recueillies à la RATP sont pertinentes pour étudier le phénomène suicidaire des usagers, mais elles sont inégalement réparties entre les différents départements (exploitation, juridique, sécurité). Il est recommandé de constituer une base de données unique dans laquelle les classifications seraient bien identifiées. Cette base de données pourrait se faire à partir d’une grille de recueil que chacun des acteurs concernés remplirait, notamment pour les informations postérieures et antérieures à l’accident qui ne pourraient être renseignées que par des acteurs extérieurs.
Actuellement, cette base ne peut être alimentée que par les informations officielles que peut se procurer la RATP. Ces informations sont factuelles (date, heure, lieu, circonstances, mode de suicide ou de la tentative…) et recueillies lors du passage à l’acte. Les autres informations (compléments sur l’identité, le domicile, le lieu de travail...), notamment celles qui sont postérieures et antérieures à l’accident (handicap, date de décès, antécédents médicaux…) ne pourraient être renseignées que par d’autres acteurs (police, pompiers, hôpitaux, institut médicolégal...).
Le concours de ces acteurs externes à la RATP devrait permettre d’améliorer la connaissance et, pour les survivants, de leur assurer une prévention efficace afin d’éviter les répétitions. On pourrait envisager, comme à Montréal, de mettre en place un suivi détaillé des personnes ayant fait une tentative de suicide à la RATP, notamment au moyen d’un entretien dans le contexte de l’urgence hospitalière afin d’essayer de comprendre les raisons qui ont poussé la personne à se rendre au métro ou au RER pour se suicider.
Si on se limite à l’amélioration de la connaissance et à l’élaboration d’une politique de prévention, une connaissance statistique suffit et, dans ce cas, l’appariement des données de diverses sources peut se faire avec des identifiants préservant l’anonymat des personnes concernées.
À ce sujet, la Direction générale de la santé indique que ces travaux pourront être utiles à la réalisation d’enquêtes de trajectoire multi-partenariale sur la base de cahiers des charges rigoureux et très précis transmis aux services concernés : Direction des hôpitaux, ministère de l’Intérieur, Préfecture de Paris, Institut médicolégal, RATP...
Ceci pourrait sans doute être fait plus facilement avec le statut d’une étude de durée limitée (2 à 3 ans) dans le cadre des dispositifs existants.
Concernant la prévention du suicide des usagers de la RATP, ces recueils de données, en permettant de mieux connaître les personnes suicidaires, facilitent l’organisation de la prévention : directement auprès des personnes en détresse, auprès des personnes atteintes de troubles de santé mentale, et en amont, auprès de l’ensemble des usagers, notamment par une communication adaptée.
Les acteurs de la prévention sont nombreux : les agents de la RATP, bien sûr, mais aussi toutes les personnes présentes sur les lieux (commerçants, musiciens, voyageurs eux-mêmes).
Par ailleurs, au niveau des installations techniques, des moyens de sécurité sont envisagés : l’installation de portes palières sur certains quais sert d’expérimentation pour des mesures de prévention de la RATP.
La nécessité d’évaluer ces actions est largement établie (cf. Institut de santé publique du Québec) et devrait mobiliser des acteurs de l’UNPS, impliqués sur les terrains, et la communauté de chercheurs en épidémiologie et sciences sociales, issus de l’Université et des établissements publics de recherche.
Les attentes sociales vis-à-vis de la recherche en suicidologie sont fortes, pour mieux établir l’importance et la diversité des situations d’une part, et pour accompagner et évaluer les actions d’autre part (Chagnon et Mishara, 2004renvoi vers ; Julien, 2004renvoi vers). La méthode de l’autopsie psychologique peut contribuer à la poursuite de ces objectifs si elle est appliquée à des échantillons de cas reflétant des lieux de vie collectifs, qui impliquent non seulement les suicidés et leurs proches, mais également des professionnels de la sécurité et de la prévention.

Bibliographie

[1] assailly jp. Les conduites à risque des jeunes. Revue Toxibase. 2003; 11: 45pp. Retour vers
[2] chagnon f, mishara b. Évaluation de programmes en prévention du suicide. Presses Universitaires du Québec. Éditions EDK; Paris:2004; 192pp. Retour vers
[3] julien m, laverdure j. Avis scientifique sur la prévention du suicide chez les jeunes. Institut national de la santé publique du Québec. 2004; 45pp. Retour vers
[4] hernetkoski k, keskinen e. Self destruction in Finnish motor trafic accidents in 1974-1992. Accid Anal Prevention. 1998; 30:697-704Retour vers
[5] lam lt, norton r, connor j, ameratunga s. Suicidal ideation, antidepressive medication and car crash injury. Accident Analysis and prevention. 2005; 37:335-339Retour vers
[6] laumon b, gadegbeku b, martin jl, sam group . Cannabis intoxication and fatal road crashes in France: population based-case – control study. BMJ. 2005; 331:1371Epub 2005 Dec 1; Retour vers
[7] lefèvre h, jougla e, pavillon g, le toullec a. Disparités de mortalité prématurée selon le sexe et causes de décès évitables. Resp. 2004; 52:317-328Retour vers
[8]observatoire français des drogues et toxicomanies (ofdt). Étude « Stupéfiants et accidents mortels de la circulation routière ». Volet III, Méthodologie, Rapport OFDT. Saint Denis:2005; Retour vers
[9]organisation mondiale de la santé (oms). État de santé dans le monde. La santé mentale : nouvelle conception, nouveaux espoirs. OMS. Genève: Suisse. 2001; Retour vers
[10]observatoire national interministériel de la sécurité routière. Bilan annuel. La Documentation française. Paris:La Défense; 2004; 240pp. Retour vers
[11] sohier m, guingant b, sutton d, facy f, padieu r, et coll.. Recherche et action dans les transports publics : de l’usage des informations à la mise en place d’actions. In : Acteurs et chercheurs en suicidologie. In: facy f, debout m (eds), editors. Édition EDK; Paris:2006; Retour vers

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