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Med Sci (Paris). 2009 November; 25(11): 963–966.
Published online 2009 November 15. doi: 10.1051/medsci/20092511963.

Transfuser ou ne pas transfuser
Un choix déterminant pour les enfants hospitalisés en service de soins intensifs

Jacques Lacroix,* Helen Trottier, and Marisa Tucci

Service des soins intensifs pédiatriques, Département de pédiatrie, Centre de recherche, Université de Montréal, CHU-Sainte-Justine 3175, Côte Sainte-Catherine, Bureau 3431, Montréal (Québec), H3T 1C3 Canada
Corresponding author.

MeSH keywords: Anémie, Enfant, Transfusion d'érythrocytes, Humains, Unités de soins intensifs pédiatriques, Facteurs de risque

 

La majorité (74 %) des enfants hospitalisés en service de réanimation souffrent temporairement d’anémie (définie comme une concentration d’hémoglobine (Hb) inférieure à 110 g/l). Près de la moitié a même besoin d’au moins une transfusion de globules rouges. Toutefois, ce type de transfusion n’est pas sans risques et aggrave même parfois l’état du patient. L’étude TRIPICU (transfusion requirements in pediatric intensive care units) [ 1] a démontré qu’une concentration de 70 g/l d’Hb est à la fois suffisante, mais nécessaire, pour prévenir les effets néfastes de l’anémie et que vouloir atteindre une concentration d’Hb de 110 g/l ne fait qu’exposer les patients à des risques inutiles.

Les dangers de l’anémie

L’Hb des globules rouges, qui capte l’oxygène dans les poumons, le transporte via la circulation sanguine et le dispense aux tissus périphériques, permet aux cellules de produire suffisamment d’ATP (la forme d’énergie utilisée par les tissus humains). Or la dépense énergétique des patients hospitalisés en réanimation est considérable à cause de la réaction inflammatoire très intense qu’ils subissent tous. Chez eux, une anémie grave peut causer un syndrome de défaillance multiviscérale (SDMV) parfois létal. Le risque mortel qu’entraîne une anémie sévère est connu : une étude faite chez des adultes en bonne santé refusant toute transfusion a montré que le risque de mortalité post-opératoire augmente quand l’Hb chute en dessous de 40 g/l [ 4]. Chez l’enfant malade, ce seuil est d’environ 50 g/l [ 57]. On pourrait donc s’attendre à ce que les patients dans un état encore plus précaire, comme ceux qui requièrent des soins intensifs aient besoin d’un taux d’Hb beaucoup plus élevé. Cependant, aucune donnée solide n’existait à ce sujet avant l’étude TRIPICU. En fait, la pratique variait énormément : chez l’enfant, le seuil d’Hb en dessous duquel une transfusion était préconisée variait entre 70 et 130 g/l [ 8].

Le revers de la médaille : les risques liés aux transfusions

Une transfusion augmente rapidement l’Hb du receveur, puisque le taux d’Hb d’un concentré érythrocytaire (180 à 210 g/l) dépasse largement celui d’un patient anémique (< 110 g/l). On a longtemps pensé qu’il fallait transfuser tous les patients anémiques hospitalisés en soins intensifs, d’autant plus qu’on croyait la transfusion peu risquée. Malheureusement, ce n’est pas le cas. On connaît le risque de transmission d’agents infectieux, même si les mesures préventives appliquées dans les pays développés l’ont considérablement réduit (par exemple, le risque de transmettre le VIH, virus de l’immunodéficience humaine, par une transfusion était seulement de 1 pour 4,7 millions d’individus traités en 2006 au Canada [ 9]), mais de nombreux autres risques existent. Outre les réactions allergiques, l’hémolyse, le syndrome respiratoire post-transfusion, la surcharge volémique et l’hyperkaliémie, on a découvert dans les années 1990 que la transfusion de concentrés érythrocytaires pouvait exacerber une réaction inflammatoire. Or tous les patients ou presque traités en service de soins intensifs présentent un syndrome de réponse inflammatoire systémique (SRIS). Chez eux, une transfusion peut entraîner un syndrome de défaillance multiviscérale conduisant à la mort [ 10]. De plus, des données récentes suggèrent que les globules rouges contenus dans les concentrés érythrocytaires ne fonctionnent pas normalement et qu’ils pourraient provoquer une vasoconstriction importante chez le receveur, compromettant ainsi l’apport d’oxygène aux cellules irriguées par de petits vaisseaux sanguins [ 11]. La « crise énergétique cellulaire » qui en résulterait pourrait elle aussi causer un SDMV, puis éventuellement la mort (Figure 1).

TRIPICU identifie le meilleur compromis pour la santé des patients

Que faire en fin de compte ? D’un côté, transfuser représente le seul moyen de corriger rapidement une anémie potentiellement nocive, de l’autre, cette opération n’est pas sans dangers. Avant notre étude, on ne connaissait pas la valeur minimale de la concentration d’Hb qui permettrait de prévenir une crise énergétique chez les patients tout en évitant le recours à des transfusions importantes.

TRIPICU est un essai clinique à répartition aléatoire multicentrique de non infériorité dont l’objectif était d’analyser l’impact de différentes concentrations d’Hb sur le sort d’enfants de moins de 15 ans traités en service de soins intensifs et stabilisés sur le plan cardiorespiratoire. Nous avons ainsi analysé l’évolution de deux groupes d’enfants chez lesquels la concentration d’Hb était maintenue à 70 g/l (stratégie restrictive) ou 95 g/l (stratégie libérale). Ces deux seuils (70 et 95) ont été choisis pour deux raisons : (1) ils se trouvaient dans les limites de la pratique médicale [8] ; (2) nous considérions que l’écart d’Hb (25 g/l) serait assez grand pour observer une éventuelle différence dans le nombre et la gravité des cas de SDMV observés entre les deux groupes. Dix-neuf hôpitaux de quatre pays (États-Unis d’Amérique, Canada, Royaume-Uni et Belgique) ont participé à l’étude. Les 320 patients (âgés de moins de 15 ans) chez lesquels l’Hb a été maintenue à 70 g/l (groupe restrictif) et les 317 patients du second groupe (groupe libéral) étaient comparables au moment de la répartition aléatoire. La plupart souffraient d’insuffisance respiratoire, cardiovasculaire ou neurologique. Comme on pouvait l’anticiper, les patients du groupe restrictif ont reçu beaucoup moins de transfusions que ceux du groupe libéral (301 versus 542 transfusions au total). De plus, 54 % des patients du groupe restrictif n’ont pas été transfusés alors que presque tous ceux du groupe libéral (98 %) l’ont été. Malgré ces différences, le sort des patients a été en tout point identique : la mortalité était de 14 dans les deux groupes, le nombre de cas de SDMV de 38 contre 39 (groupe restrictif versus libéral), et la durée du séjour en service de soins intensifs de 9,5 ± 7,9 contre 9,9 ± 7,4 jours.

L’étude TRIPICU a donc montré : (1) qu’il était inutile de transfuser un enfant dont l’état cardiorespiratoire est stabilisé et dont la concentration d’Hb est supérieure à 70 g/l ; (2) que cette stratégie réduit de façon substantielle l’exposition de cet enfant aux risques d’une transfusion sans augmenter la morbidité et la mortalité. Au terme de notre étude, nous préconisons donc une stratégie restrictive, puisqu’elle est sans risques pour les patients et avantageuse pour les banques de sang en mal d’approvisionnement partout dans le monde. Bien que l’étude n’ait porté que sur des enfants, ses conclusions peuvent probablement être extrapolées à tous les patients traités en service de soins intensifs, à l’exception des prématurés, des vieillards et peut-être des patients souffrant d’une maladie coronarienne.

Conflit d’intérêts

Les auteurs déclarent n’avoir aucun conflit d’intérêts concernant les données publiées dans cet article.

References
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