L’histoire des sciences récentes permet de ramener à la vie des théories, modèles et résultats qui avaient été rejetés, ou laissés de côté. Elle enrichit donc la palette à la disposition des scientifiques. Mais surtout, en décrivant la formation des concepts et des hypothèses utilisés aujourd’hui, elle permet de mieux en comprendre la valeur, mais aussi les limites, d’appréhender la signification des évolutions actuelles, et de deviner les futures directions de la recherche. L’histoire explique « ce qui se passe », aide à « faire du sens » avec les événements comme diraient les américains.
Prenons deux exemples pour expliciter ce rôle. Les travaux d’épigénétique sur les modifications de l’ADN et des protéines (histones) de la chromatine occupent une place croissante. Ces modifications jouent un rôle important dans la différenciation des cellules, et des altérations de ces mécanismes sont impliquées dans diverses pathologies, dont le cancer. L’intérêt pour l’épigénétique n’est cependant pas explicable par ces seuls résultats, aussi importants qu’ils soient. C’est l’histoire complexe de ce terme, et des théories et travaux qui avaient été rangés sous ce vocable, qui expliquent cet intérêt. Le terme épigénétique a d’abord été créé par Conrad Waddington en 1942 pour décrire la complexité des relations entre le génotype et le phénotype, les gènes et le développement des organismes. Le modèle proposé par Waddington, dit du paysage épigénétique, s’opposait aux modèles de son temps car il supposait l’action de nombreux gènes, et des effets possibles de l’environnement. Ce terme a été utilisé à nouveau vingt ans plus tard pour décrire les travaux sur la modification de l’ADN et des histones : il s’agissait de trouver de nouveaux mécanismes de régulation génétique pour expliquer le développement embryonnaire, sans se contenter des modèles de régulation génétique issus de l’étude des bactéries comme le faisait la majorité des biologistes moléculaires. L’épigénétique a donc toujours été une approche en décalage, pour ne pas dire en opposition aux approches dominantes de la génétique. La pluralité de sens du terme épigénétique, son ambiguïté, et son parfum de « scandale », expliquent l’impact des travaux actuels.
Pour comprendre la signification des transformations actuelles de la biologie, et apprécier la place à donner aux nouvelles disciplines que sont la biologie des systèmes et la biologie synthétique, il est nécessaire de revenir à la genèse de la vision actuelle, c’est-à-dire à l’essor de la biologie moléculaire dans les années 1930-1950. Si la même place revient à l’interdisciplinarité dans les développements actuels qu’à l’aube de la révolution moléculaire, l’état des connaissances, et le « statut » de la biologie sont incomparables. Dans les années 1930, rien n’est connu entre les petites molécules du chimiste organicien et les structures subcellulaires à peine visibles sous le microscope optique ; c’est le monde des colloïdes, un état supposé différent de la matière. Aujourd’hui, il n’existe aucun « trou » équivalent dans notre connaissance, et la biologie est devenue une science aussi prestigieuse que la physique. La biologie des systèmes est donc un au-delà de la connaissance moléculaire, le rassemblement d’observations restées jusqu’alors dispersées. Le pouvoir explicatif des descriptions moléculaires reste entier, de même qu’elles demeurent la base de toute action sur le vivant. La biologie synthétique représente un nouveau moment dans le contrôle du vivant, et aussi la dernière étape de son processus de « naturalisation » entrepris par les premiers biologistes moléculaires. La meilleure manière de montrer que l’on a naturalisé un phénomène, c’est-à-dire que l’on est capable d’en expliquer la survenue par des causes naturelles, est de le reproduire de manière artificielle. Le détour par l’histoire permet d’éviter les simplifications abusives, comme l’idée que la biologie moléculaire serait dépassée, et avec elle l’approche réductionniste.