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Med Sci (Paris). 2009 January; 25(1): 21–24.
Published online 2009 January 15. doi: 10.1051/medsci/200925121.

Régulation de la plasticité dans le cortex auditif par l’expérience sensorielle

Étienne de Villers-Sidani* and Michael M. Merzenich

W.M. Keck Center for Integrative Neuroscience, Coleman Laboratory, Department of Otolaryngology, University of California, San Francisco, 513 Parnassus Avenue, Room HSE-808, Box 0732, San Francisco, CA 94143, États-Unis
Corresponding author.

MeSH keywords: Vieillissement, Animaux, Cortex auditif, Ouïe, Homéostasie, Humains, Souris, Plasticité neuronale, Bruit, Cortex somatosensoriel

Périodes critiques de plasticité durant le développement

Dès notre naissance, le cerveau en développement est bombardé de stimulus nouveaux, propres à l’environnement unique dans lequel nous évoluons. Les circuits neuronaux du cortex immature devront alors apprendre à décoder ces signaux de manière à bâtir une représentation fidèle du monde environnant, qui conduira à des comportements adultes adaptés.

C’est à un jeune âge, lors de phases de développement bien définies - aussi appelées périodes critiques (PC), que le pouvoir plastique du cerveau est maximal. Durant ces PC, les réarrangements corticaux s’effectuent spontanément, sans effort, par la simple exposition à un stimulus cohérent et répétitif. À l’âge adulte, le cerveau est moins malléable et seul un entraînement intensif ou une attention soutenue peut changer de manière durable les représentations corticales, ce qui assure la stabilité des apprentissages passés [ 1]. Chez l’humain, le développement du langage constitue sans doute le plus fascinant exemple de plasticité corticale. Celui-ci s’effectue en étapes claires durant lesquelles des représentations mentales de plus en plus complexes sont consolidées : phonologie de 0 à 1 ans, sémantique de 1 à 4 ans, puis enfin la syntaxe et la grammaire dont la base sera maîtrisée vers 5 ans [ 11].

L’existence sur notre planète de centaines de langues dotées de phonologies très différentes indique clairement que cet apprentissage complexe ne peut pas être expliqué entièrement par le bagage génétique; des enfants élevés depuis un très jeune âge dans une langue différente de celle de leurs parents maîtriseront sans difficulté leur langue d’accueil. Ces périodes de grande plasticité ont cependant un prix : elles sont limitées dans le temps. Ainsi, dès l’âge d’un an, sur le plan linguistique, des nourrissons ne sont plus en mesure de distinguer des sons auxquels ils n’ont pas été exposés régulièrement, comme les sons /r/ et le /l/ pour les Japonais ou les Chinois, par exemple [ 2]. Selon les mêmes principes, une perception auditive brouillée par une perte auditive conductive modérée causera des déficits d’apprentissage de la langue à moins qu’une intervention chirurgicale corrective ne soit pratiquée avant l’âge d’un an [ 3].

L’étude des périodes critiques dans le cerveau a pris son essor à la suite des expérimentations historiques d’Hubel et Wiesel en 1963 sur la déprivation monoculaire chez le chaton [ 4]1. Depuis, l’existence des PC a été confirmée et étudiée dans plusieurs autres modalités sensitives, comme le cortex somatosensitif (S1) et le cortex auditif (A1) [ 5]. Dans A1, les fréquences sont représentées selon un axe bien défini avec les basses fréquences d’un côté et les hautes fréquences de l’autre (axe tonotopique, voir Figure 1). Cette propriété d’A1, conservée chez tous les mammifères, permet de mesurer d’une façon relativement facile toute distorsion causée par des manipulations expérimentales. De plus, la capacité de cette aire corticale à s’adapter à une étonnante diversité de stimulus, et son rapprochement avec le langage, en font un modèle idéal pour étudier les mécanismes régissant la PC.

La caractérisation récente, faite avec une grande précision, de la PC d’A1 chez le rat a permis d’entamer une série d’études importantes visant à comprendre sa régulation [5]. Courte et hautement régulée, cette période critique ne dure que 3 jours, du 11e jour post-natal (P11) au 13e (P13) et elle débute tout de suite après la maturation de l’oreille moyenne qui ne transmet les sons efficacement qu’à partir de P10 chez le rat. Durant cette courte période, une exposition passive à des tons simples répétitifs amplifie grandement l’aire corticale activée préférentiellement par la fréquence des tons utilisés. De la même manière, en présentant des stimulus plus complexes durant la PC, il est possible d’augmenter la spécificité des réponses d’A1 pour à peu près n’importe quel aspect spatial ou temporel du traitement des ondes sonores (Figure 1). De plus, la période plastique pour certaines de ces modalités semble s’étendre bien après P13, suggérant qu’il existe, comme dans le cortex visuel (V1), une multitude de PC dans A1 pour différents types de représentations corticales [5].

Mécanismes d’ouverture et de fermeture des périodes critiques à travers le cerveau

Le rôle du bagage génétique dans l’organisation du cortex est indéniable. Plusieurs gènes, dont Gbx-2 ou Mash-1, participent à l’élaboration des projections thalamo-corticales avant toute expérience sensorielle [ 6]. De plus, un vaste répertoire de molécules incluant des facteurs de croissance (par exemple BDNF, brain-derived neurotrophic factor, ou tPA, tissue plasminogen activator), des neurotransmetteurs (GABA) et la glie (oligodendrocytes, myéline) jouent un rôle essentiel dans le déroulement de la période critique [ 7]. Malgré cette sophistication moléculaire, l’influence de l’environnement reste toutefois déterminante et sans expérience sensorielle cohérente, le cortex restera immature. Cela fut démontré clairement en exposant des ratons dès la naissance à du bruit blanc aléatoire continu brouillant tout patron présent dans l’environnement auditif. Chez ces animaux, la période critique reste ouverte indéfiniment et la maturation fonctionnelle d’A1 ne peut reprendre son cours normal qu’après un retour à un environnement sonore moins chaotique [ 8]2.

Une question fondamentale subsiste : d’où sont orchestrées l’ouverture et la fermeture des périodes critiques à travers le cerveau ? Celles-ci sont habituellement décrites dans la littérature comme des événements binaires contrôlés par des noyaux sous-corticaux distants et à la fin desquels un champ cortical se cristallise, devenant globalement résistant au changement. Bien que cette hypothèse soit attrayante, il est difficile d’imaginer comment ces structures sous-corticales aux projections corticales diffuses, comme le noyau cholinergique de la base ou le locus coeruleus, par exemple, pourraient réguler avec précision le début et la fin de toute une séquence de PC à travers le cerveau.

Tant que le siège du contrôle de la PC ne sera pas clairement identifié, il restera très difficile de mettre au point des approches thérapeutiques capables de tirer parti du puissant pouvoir plastique du cerveau. C’est en visant cet objectif que nous avons entrepris une série de manipulations, dont les résultats ont été récemment publiés dans la revue Nature Neuroscience [ 9]. Nous avons exposé des ratons à partir de P7, avant le début de l’ouïe, jusqu’à P20, une semaine après la fermeture normale de la PC, à un stimulus aléatoire continu d’intensité modérée, dont une partie du spectre sonore a été filtrée (bruit à bande limitée), bombardant de stimulus chaotiques un secteur restreint d’A1. À la fin d’une stimulation passive de deux semaines avec ce stimulus, A1 fut cartographié en détail chez tous les sujets exposés (Figure 2).

La présence de bruit à bande limitée durant la PC a résulté en une dissociation étonnante de la maturation fonctionnelle d’A1. Les neurones d’A1 ayant subi le bruit avaient conservé une piètre résolution de fréquence et une capacité de traitement temporel réduite, très similaires à celles du cortex pré-PC. De plus, dans la zone affectée, l’habileté des neurones à synchroniser leurs réponses - importante caractéristique des circuits neuronaux adultes - était significativement plus faible, allant de pair avec une diminution significative des inter-neurones inhibiteurs exprimant la parvalbumine, eux-mêmes intimement liés à la régulation de la PC et à la synchronie corticale. Ensuite, pour sonder la capacité plastique résiduelle de cette zone d’A1 restée immature, un groupe de sujets exposés au bruit à bande limitée ont été par la suite placés pour une semaine dans un environnement sonore enrichi de deux tons stimulant alternativement le secteur immature d’A1 et le secteur ayant eu une expérience normale. Dans ce groupe expérimental, nous avons observé une augmentation significative de plus de 700 % des neurones préférant la fréquence du stimulus dans la zone immature d’A1, sans changement perceptible observable dans le reste d’A1.

Ces résultats démontrent hors de tout doute que la PC peut être encore ouverte dans un secteur d’A1 alors qu’elle est déjà fermée dans un autre. Cela suggère fortement que la régulation de la PC se situe au niveau du cortex, peut-être même à l’échelle des colonnes corticales formant l’unité fonctionnelle de base du cortex. Cette idée, qui représente un changement de cap majeur dans notre connaissance du contrôle de la plasticité du cerveau, pourrait contribuer à une meilleure compréhension des nombreux troubles développementaux liés à une expérience sensorielle anormale, comme la dyslexie ou l’autisme [ 10], et à l’élaboration de nouvelles approches visant la récupération d’atteintes neurologiques catastrophiques, préalablement jugées irréversibles.

Un peu comme la vision « piagetienne » du développement de l’intelligence qui se fonde sur une progression des habiletés par étapes bien définies et fortement influencées par l’environnement, il est possible d’imaginer qu’il existe durant le développement une cascade de millions de PC d’un bout à l’autre du cerveau dont le déroulement s’ajusterait en fonction de la nature et de la qualité de l’apport sensoriel reçu dans chaque parcelle de cortex. Les aires corticales primaires traitant des aspects plus simples de la perception consolideraient ainsi leurs circuits en premier et relayeraient aux aires associatives l’information cohérente nécessaire à leur propre maturation et à l’apparition d’habiletés complexes comme le langage ou les comportements sociaux. Des expérimentations sont actuellement en cours pour vérifier cette hypothèse très intéressante.

 
Acknowledgments

Les auteurs tiennent à remercier Delphine Bélanger, Marie-Éva de Villers, Paul Sidani, Tom Babcock et Rick Lin pour leurs diverses contributions à ce travail. EVS est soutenu par une bourse de clinicien-chercheur des Instituts de recherche en santé du Canada, et le laboratoire de MMM est soutenu par le National Institute of Health et le National Institute of Mental Health des États-Unis.

 
Footnotes
1 Dans ces expériences de Hubel et Wiesel, une paupière du chaton été maintenue fermée (cousue) pendant une période de 2-4 semaines durant le développement, bloquant ainsi toute information visuelle provenant d’un des deux yeux. À la fin de cette période, l’oeil a été ouvert, et les propriétés des neurones du cortex visuel primaire étudiées. Les auteurs ont trouvé que la majorité de ces neurones préféraient maintenant les stimulus présentés à l’oeil qui était resté ouvert, mais uniquement si l’occlusion était exécutée durant les 4-6 premières semaines de vie du chaton (période critique pour la déprivation monoculaire).
2 Le bruit blanc continu, qui n’a aucun patron au niveau tonal ou temporel, peut prévenir quasi indéfiniment la fermeture de la période critique. Il apparaît de plus en plus clair que la présence de structure dans l’input auditif est un facteur crucial nécessaire à la maturation du cortex.
References
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