Les thérapeutiques ciblées constituent en 2008 la majorité des nouveaux traitements développés en oncologie. On peut en distinguer plusieurs catégories.
Premièrement, les thérapeutiques ciblées sur des anomalies moléculaires précoces ou initiales, impliquées dans les premières étapes de la transformation néoplasique. C’est le cas de la protéine de fusion BCR-ABL pour les leucémies myéloïdes chroniques (LMC), des mutations de KIT (récepteur du stem cell factor) dans les tumeurs stromales gastrointestinales (GIST)1,, des altérations de la voie PDGF/PDGFR (platelet-derived growth factor receptor) dans les DFSP2 (dermatofibrosarcoma protuberans) et certaines leucémies. Lorsqu’elles sont prescrites en monothérapie, ces thérapeutiques donnent en général un taux de réponse élevé, une survie sans progression prolongée (médiane typiquement supérieure à 20 mois) et une survie globale prolongée (médiane supérieure à 5 ans), mais elles doivent être maintenues au long cours lorsqu’elles sont administrées en situation de maladie avancée ou « détectable » [ 1– 3].
Le deuxième groupe rassemble les thérapeutiques ciblées sur des anomalies moléculaires qui contribuent à la progression tumorale mais ne constituent pas l’étape initiale de la transformation : les thérapeutiques anti-angiogéniques, et les inhibiteurs de HER2 (human epidermal growth factor receptor-2) dans le cancer du sein avancé en sont des exemples représentatifs. Ces thérapeutiques donnent des taux de réponse limités en monothérapie, une survie sans progression de durée moyenne (typiquement 6 à 12 mois), une survie globale voisine souvent de 12 à 24 mois [ 4– 7].
L’immunothérapie représente une troisième catégorie. L’immunothérapie passive utilise des anticorps dirigés contre des antigènes exprimés à la surface des cellules tumorales, mais n’intervenant pas nécessairement dans le processus de transformation : citons le rituximab, un anticorps (anticorps chimérique murin humanisé) dirigé contre l’antigène CD20 exprimé à la surface des lymphocytes B, qui améliore la survie des patients atteints de lymphomes B. Les indications de l’immunothérapie active, par administration d’IL-2 ou d’interféron, se sont réduites et tendent à disparaître progressivement, mais de nouvelles modalités d’immunothérapie semblent actives : anticorps anti-CTLA4 bloquant les lymphocytes T régulateurs dans le mélanome malin, agoniste des récepteurs Toll dans les cancers bronchiques. De plus, plusieurs publications démontrent le rôle important de la réponse immunitaire locale dans la progression tumorale des carcinomes du sein et du côlon par exemple [ 8].
Les modes d’action de ces molécules ne sont pas exclusifs : le rôle de l’ADCC (antibody-dependent cellular cytotoxicity) dans la réponse aux anticorps anti-HER1 ou HER2 est en cours d’évaluation. L’imatinib (Glivec®) (le prototype des molécules inhibant l’activité tyrosine kinase de BCR-ABL) exerce également des propriétés immuno-modulatrices, agissant sur l’interaction entre cellules dendritiques et lymphocytes natural killer (NK), ce qui contribue, au moins dans des modèles expérimentaux, à son activité anti-tumorale [ 9].
Les thérapeutiques ciblées en oncologie interviennent aussi sur le stroma et/ou sur la cellule tumorale. L’analyse des succès et des échecs des cinq dernières années montre que leur développement doit être fondé sur un mécanisme biologique responsable de la progression tumorale. L’identification de ces anomales moléculaires permet de plus l’identification de nouvelles entités nosologiques, au sein de tumeurs de même histologie : ainsi, dans les adénocarcinomes du sein, les groupes de cancers luminaux et basaux ont été identifiés (et ces sous-groupes seront vraisemblablement démembrés à leur tour dans le futur), comme l’évoquait E. Charaffe-Jauffret et al., dans un numéro récent de Médecine/Sciences [ 10] ; ces deux groupes des patients seront vraisemblablement traités par des médicaments différents. L’exemple des GIST montre que la topographie de la mutation d’un même gène peut modifier la dose requise de la thérapeutique ciblée en clinique : les tumeurs porteuses de mutations de l’exon 9 de KIT doivent désormais recevoir une double dose d’imatinib, permettant ainsi, spécifiquement dans ce sous-groupe, de prolonger la médiane de survie sans progression de 4 à 18 mois [ 11].
L’analyse du stroma est tout aussi essentielle : au sein d’un même groupe histologique, toutes les tumeurs n’expriment pas la même densité de néo-vaisseaux, ni le même type d’infiltrats immunologiques, et toutes ne répondent pas aux anti-angiogéniques. L’impact pronostique des caractéristiques du stroma immunologique est bien établi dans certains lymphomes, dans les cancers du sein, du côlon, et la densité des microvaisseaux est également un facteur pronostique dans la majorité des tumeurs. L’efficacité démontrée et l’obtention d’AMM (autorisation de mise sur le marché) des médicaments anti-vasculaires dans un nombre impressionnant de tumeurs malignes depuis 2002 (adénocarcinomes du côlon, du sein, du poumon, du rein, certains sarcomes, bientôt hépato-carcinomes ?), mais aussi notre compréhension très limitée des mécanismes de résistance aux molécules anti-angiogéniques dans ces modèles, soulignent bien l’importance de l’étude de ce domaine pour les années à venir.
Autre changement important de concept, ces thérapeutiques ciblées devront être appliquées probablement précocement et de façon prolongée, voire toute la vie. Dans le modèle du cancer du sein localisé associé à une amplification du gène HER2, et dans les GIST localisés, les thérapeutiques ciblées comme trastuzumab (Herceptin®) et imatinib (Glivec®) administrées en adjuvant ont fait la preuve de leur efficacité en réduisant considérablement (50 % et 70 % respectivement) le risque de rechute, le trastuzumab améliorant de manière significative la survie [ 12, 13]. Le risque de rechute après ces traitements adjuvants reste cependant mal connu. L’analyse des données préliminaires concernant les patients atteints de GIST et traités par l’imatinib montre que le rythme du nombre de rechutes après la clôture du traitement adjuvant rejoint celui du groupe contrôle, suggérant un effet suspensif plus que curatif. Des traitements adjuvants prolongés sont ainsi en évaluation. En effet, dans une phase avancée de la maladie, les rechutes surviennent inéluctablement à l’arrêt, ou après 1 an ou 3 ans. C’est le cas des patients atteints de GIST recevant de l’imatinib et ce même si la masse résiduelle n’est plus détectable, et des observations similaires sont rapportées dans les LMC. Il faudra donc traiter les patients précocement, et probablement longtemps.
Le futur des traitements en cancérologie passe ainsi par une collaboration étroite entre cliniciens et biologistes et, plus important encore, la formation de praticiens disposant de la double culture et capables de transférer les informations entre les deux corpus de connaissances.