Mendel, ayant vocation pour le professorat, a mené ses études secondaires dans des conditions misérables. Ne supportant plus les privations, il est entré à Saint-Thomas en 1843 dans l’espoir qu’à l’instar d’autres moines il serait envoyé à l’université de Vienne aux frais du monastère, pour y acquérir les diplômes nécessaires à sa qualification d’enseignant. Dans ce but, il accepta de suivre cinq longues années d’études en théologie pour devenir prêtre et ne ménagea pas sa peine pour y parvenir. Mais en 1847, trois moines responsables de la paroisse d’Alt-Brünn décédèrent subitement [1]. À la demande de son abbé, par dispense, car il n’avait pas achevé ses études, Mendel fut nommé sous-diacre le 22 juillet, jour de ses vingt-cinq ans (âge requis pour devenir prêtre) et, dans l’urgence, diacre le 24, enfin ordonné prêtre le 6 août, afin de pourvoir au service paroissial. L’année suivante, il termine sa formation religieuse fin juin et se prépare à entrer à l’Université. Mais hélas, le 22 juillet 1848, l’évêque le nomme curé d’Alt-Brünn, ce qui sonne le glas de ses espérances universitaires et professorales. Ironie du sort, ce jour anniversaire de ses 26 ans est aussi celui de l’ouverture de l’Assemblée Impériale Constituante !
Mendel constate avec amertume qu’il ne sera jamais professeur et que son état de prêtre régulier l’assujettit à une sorte de féodalité religieuse pour le reste de sa vie, ce qui le conduit à écrire cette pétition datée du 8 août. D’emblée, en termes véhéments, elle décrit précisément la condition du prêtre régulier, totalement dépourvu de droits civiques :
2. « D’après le droit civil autrichien, le religieux régulier se trouve derrière le criminel - dont les droits civiques ne sont que suspendus - comme un être civiquement privé de droits ; les droits du citoyen autrichien lui sont refusés, il est selon le texte juridique déclaré civiquement mort. Comme c’est le cas pour l’aliéné, l’enfant et la personne placée sous curatelle, tout contrat qu’il conclut est nul ; il n’a le droit ni de se porter caution, ni de porter témoignage devant un tribunal, ni d’être témoin ou assistant lors d’un mariage, ni de tenir le rôle de parrain lors d’un baptême ou d’une confirmation ; il n’a le droit ni d’hériter, ni de léguer à sa famille, souvent dans le besoin, le peu de bien souvent durement acquis ; juridiquement, seul son ordre hérite de lui et pour lui. C’est ainsi que, jusqu’à maintenant, les statuts civiques de la monarchie absolue se prononcent en faveur des communautés religieuses, mais au préjudice délibéré du religieux pris individuellement qui malheureusement n’en a saisi la signification pratique, lourde de contenu, qu’après des années, au prix de tristes expériences. Ces lois sont encore, depuis le 13 mars, pleinement en vigueur, elles n’ont pas été suspendues et jusqu’à aujourd’hui le droit de la citoyenneté constitutionnelle n’a pas été accordé au religieux régulier. »
Entouré de moines - rebelles quand il s’agissait de défendre le droit et les libertés des paysans, des ouvriers et des Tchèques - Mendel n’a pas, comme eux, accepté la perte de ses droits civiques du fait de son entrée au monastère, perte dont il n’a pris conscience « qu’après des années au prix de tristes expériences ». On peut dès lors comprendre qu’à la faveur des circonstances révolutionnaires il espère rentrer en leur possession autant que jouir des droits nouveaux du citoyen. Ce statut insupportable du moine régulier n’est cependant pas universel puisqu’une solution a été trouvée ailleurs :
3. « En France, le monastère est considéré comme une libre association où le citoyen n’a pas le droit d’être dissous dans le moine, son libre droit de citoyen est à chaque instant reconnu et protégé par l’État comme intangible et au-dessus du contrat privé que constitue son lien avec l’ordre. »
L’amertume de Mendel n’est pas récente. Dès ses années de noviciat, l’isolement et le conditionnement imposés aux jeunes clercs derrière les murs du monastère lui avaient été pénibles, souvenirs qui contribuent à sa violence contre l’institution monastique. Cette acrimonie s’exprime dans le paragraphe suivant :
4. « En examinant de plus près la signification ecclésiale et sociale des monastères autrichiens au XIXe siècle, on est obligé de reconnaître, en tant qu’observateur impartial, que ces asiles et instituts de l’amour chrétien ne sont moralement rien d’autre que des séminaires forcés ; ils sont purement et simplement tombés au rôle d’institution d’assistance pour jeunes gens pauvres et aveuglés. Il faut d’ailleurs avouer que l’isolement forcé de la population, le retrait du cercle familial, le repliement sur soi-même, une éducation déficiente et tendancieuse, la différenciation voyante dans le vêtement, l’attitude et les gestes, l’obéissance absolue révèlent le coup de grâce porté au citoyen dans le moine et représentent l’état du plus profond abaissement. »
Mendel se rebelle d’autant plus contre le destin qui l’attend que la privation de droits civiques s’accompagne d’une dévalorisation sociale du moine aux yeux du monde tant laïc que religieux :
5. « Puisque le droit de libre citoyenneté est volé à l’ensemble du clergé régulier, puisque celui-ci ne compte que comme outil aveugle de la hiérarchie et que l’État a donné son approbation par son droit civil, de ce fait, ce clergé n’a pu bientôt apparaître à la part intelligente du peuple que comme un membre mort de la société, dépourvu de signification ; et c’est pourquoi, encore aujourd’hui, les moines comptent pour des zéros dépourvus de droits, sans volonté personnelle, exclus du grand livre d’or des citoyens libres et dignes ! Par suite, ils sont exclus de toutes les élections régionales ou nationales, comme celle du Parlement allemand, car la capacité active et passive d’élire tout organisme représentatif leur a été déniée, alors qu’elle est reconnue au travailleur le plus démuni. »
En cette période de recherche frénétique de droits et de liberté, Mendel a découvert avec amertume que les moines sont exclus de toute représentation électorale. Or, d’avril à juin 1848, se déploya une intense activité pour élire les représentants : Parlement allemand à Francfort qui s’ouvre le 18 mai ; Diète morave à Brünn le 31 mai ; Congrès slave à Prague début juin et enfin Assemblée constituante impériale le 22 juillet. Cette période riche en activités électorales a été l’occasion pour les jeunes moines de découvrir les nouveaux droits des citoyens, tout en constatant qu’eux-mêmes en étaient exclus.
La pétition se termine par une ultime exhortation en faveur des droits civiques et la supplique pour le droit d’enseigner :
6. « Dans la grande Autriche constitutionnelle, dans cet État de citoyens qui se dresse, libre, devant les peuples de l’Europe, comment pourrait-il rester des esclaves exposés au mépris, à la dérision et à la raillerie des peuples libres et civilisés du monde ? Ce serait un pilori pour l’Autriche - comparé à l’édifice colossal et structuré de sa Constitution - d’avaliser ces prisons de la citoyenneté, ces tombes de la liberté constitutionnelle. Certes, bientôt l’enterré vivant qui occupe sa cellule sera appelé à la résurrection et à l’activité de citoyen par les puissantes trompettes du premier Parlement autrichien. Dans cette perspective, les professeurs et chargés d’âmes soussignés, prêtres de l’abbaye des Augustins Saint-Thomas à Alt-Brünn, se permettent d’exprimer à la Haute Assemblée de l’Empire la juste requête de la reconnaissance de leur droit constitutionnel de citoyens, avec la demande qu’il leur soit permis, dans la mesure de leur aptitude et du mérite acquis par le passé, de consacrer toute leur énergie spirituelle entièrement à l’enseignement public, entièrement à la libre, une et indivisible citoyenneté. Avec un profond sentiment d’honneur, ils s’assignent comme tâche de leur vie entière la promotion de la Science et de l’Humanité, conformément à l’esprit de progrès constitutionnel.
Brünn, le 8 Août 1848.
Fr Mattheus Klacel, ancien Professeur de Philosophie. Dr Philipp Gabriel, Professeur de Mathématiques à Brünn, Directeur de l’Institut comtal de Thurn. Josef Lindenthal, Vicaire auprès de la paroisse d’Alt-Brünn. Chrysostomus Cyganek, Candidat professeur. Benedict Fogler, Professeur de Langue et de Littérature françaises, Professeur certifié d’Italien. Gregor Mendel, Vicaire, Candidat professeur ».
Dans ce texte, le moine Mendel exprime toute la frustration qu’il ressent à la perspective de vivre dorénavant sans droits civiques ni juridiques et d’avoir à subir la dévalorisation sociale de son état : dans le monde laïc, il se refuse à être un « membre mort de la société ». Il critique l’institution monastique qu’il traite de « séminaires forcés », refuse de lui devoir « une obéissance absolue », en dénonce les rapports abusifs avec ses membres. Mendel fait l’aveu qu’en entrant au monastère, avec les « autres jeunes gens pauvres et aveuglés », il ignorait tout de la condition du moine et exprime son ressentiment car « malheureusement il n’en a saisi la signification… qu’après des années, au prix de tristes expériences ».
S’il n’avait pas été ordonné prêtre prématurément au cours de l’été 1847, apprenant qu’il n’était plus question pour lui de devenir professeur par la voie religieuse, Mendel aurait pu quitter le monastère à la faveur de la révolution, participer aux élections des représentants, et peut-être même devenir l’un d’entre eux - comme le paysan Kudlich - et surtout exister en tant que citoyen. Cependant, malgré son immense déception, Mendel ne remet pas en cause son appartenance religieuse ; il est prêtre et le restera : mais il lutte pour obtenir les droits qui lui redonneront sa dignité.
Ainsi, contrairement à d’autres historiens [
4,
5], nous sommes d’avis que non seulement Mendel avait saisi pleinement toutes les implications des termes de la pétition, mais qu’il en était l’instigateur principal, voire l’auteur selon toute vraisemblance.