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Med Sci (Paris). 2005 December; 21(12): 1101–1105.
Published online 2005 December 15. doi: 10.1051/medsci/200521121101.

La lutte contre le trachome, de l’arrière-garde à l’avant-garde

Anne-Marie Moulin**

CNRS-CEDEJ (Centre d’études et de documentation économiques, juridiques et sociales), PO Box 392, Muhammad Farid, Le Caire, Égypte
Corresponding author.
Épidémiologie d’une maladie universelle

Il est fait mention, dans le papyrus égyptien d’Ebers, découvert en 1872 et vieux probablement de 4 000 ans, d’une affection grave de l’œil avec retournement des cils qui frottent et ulcèrent la cornée ; l’auteur y propose un traitement par le « vert de gris », autrement dit par un oxyde de cuivre. Cette description évoque ce qui est nommé aujourd’hui le trachome, qui serait ainsi une des affections les plus anciennement connues et repérées au cours de l’Histoire.

Pour un médecin contemporain, le trachome se définit comme une infection aiguë de la conjonctive, entraînant une pousse anarchique des cils qui érodent la cornée et aboutissant à la cécité après une évolution d’une durée variable. C’est la mention de cette anomalie, appelée trichiasis, associée le plus souvent à un retournement en dedans de la paupière, appelé entropion, qui permet de percevoir au cours de l’Histoire la trace de cette maladie, au milieu de l’ensemble flou des « ophtalmies » décrites par les médecins et les voyageurs qui, au cours de leurs pérégrinations, signalent les yeux rouges et purulents des villageois et les nombreux aveugles mendiants dans les rues.

Grâce à ce fil conducteur, le rapprochement des cas de trichiasis et la fréquence de la cécité, il est possible d’affirmer que la maladie est non seulement très ancienne, mais fut quasiment universellement répandue. Au XIXe siècle, quand les « épidémiologistes » s’efforcèrent d’identifier les facteurs déclenchant l’« ophtalmie granuleuse », caractérisée par la présence de nodules blanc-jaunâtres sur la conjonctive, ils furent bien en mal d’en limiter la liste. La maladie sévissait en Europe, en Afrique, en Asie et en Amérique, dans des pays froids comme la Norvège et l’Irlande, des pays chauds comme l’Égypte, au bord de la mer et dans les montagnes, chez des éleveurs nomades et des paysans sédentaires, des commerçants et des artisans, des mangeurs de viande et des végétariens et des pêcheurs. Pas trace de barrière protectrice offerte par l’ethnie, la langue ou la religion ! L’anthropologie du XIXe siècle s’est efforcée pourtant de relever des gradients entre les races et les groupes humains, mais seuls quelques convaincus ont monté en épingle des différences qu’ils jugeaient significatives entre Kabyles et Arabes, Auvergnats et Français !

Progressivement, le constat qui s’impose, toutefois, et balaye les discriminations d’origines diverses est que le facteur commun à toutes les atteintes du trachome est de par le monde une maladie primaire hélas communément répandue, la pauvreté. La pauvreté et ses conséquences : rareté du linge, absence d’accès à l’eau et, dans les grandes villes, entassement dans des logements insalubres.

La deuxième constatation liant les descriptions savantes et profanes de la maladie sous toutes les latitudes est sa grande contagiosité, favorisée par la promiscuité des taudis et des gourbis. La maladie se transmet au sein des collectivités confinées : en premier lieu, l’armée dans ses casernes ou ses quartiers improvisés quand elle est en campagne ; bien sûr, les orphelinats, les asiles et les prisons, tous lieux dépotoirs où l’hygiène est négligée, sont également touchés. Mais aussi l’école, qui deviendra à la fin du XIXe siècle, avec le début de l’instruction obligatoire, à la fois un observatoire scientifique de la maladie et un lieu d’intervention et d’éducation sanitaires.

Troisième observation : la maladie est purement humaine, aucun animal ne s’immisce dans le cycle. Les mouches qui tourbillonnent autour des dépôts d’ordures et des excréments, incriminées depuis la fin du XIXe siècle, sont de simples vecteurs passifs des microbes ; marqueurs d’insalubrité, elles ne sont pas impliquées dans un vrai cycle biologique.

Avec ces trois caractéristiques, contagiosité, transmission interhumaine exclusive, importance de la pauvreté, on peut dire que l’essentiel de notre connaissance actuelle de l’épidémiologie du trachome est réuni. La découverte de l’étiologie précise du trachome, une bactérie, survenue dans les années 50, ne fera que sceller un ensemble respectable de connaissances, accumulées par des observateurs consciencieux et rigoureux.

Une origine microbienne longtemps introuvable

À la fin du XIXe siècle, succédant à l’évocation répétée du rôle des miasmes et des particules flottant dans l’air confiné des chambrées, dortoirs et taudis, la recherche d’une étiologie microbienne s’est déployée dès les premières descriptions microscopiques des agents de diverses maladies, bacille de Koch pour la tuberculose en 1882, bacille de Hansen pour la lèpre, la même année…

La preuve expérimentale de la transmission du trachome a été apportée, longtemps avant l’identification précise de sa cause, comme ce fut le cas pour la rage dans le laboratoire de Pasteur. D’innombrables expérimentations humaines, considérées comme licites à l’époque et encouragées par l’idéal bernardien de la recherche médicale, ont prouvé le pouvoir infectieux des granulations incrustées au revers des conjonctives. Dans plusieurs pays d’Europe, les médecins ont inoculé des broyats de granulations à des malades aveugles, insoucieux de l’inconfort entraîné par l’infection déclenchée. Et semblable démonstration s’est inlassablement répétée jusque fort avant dans le XXe siècle…

Parallèlement, l’étude du trachome a été entreprise, au laboratoire, chez des animaux d’expérience. L’institut Pasteur de Tunis de Charles Nicolle s’est fait une spécialité du trachome ; Cuénot, Nataf et Coscas y rédigèrent des sommes qui restent aujourd’hui des ouvrages de référence, utiles pour initier le néophyte à cette ancienne maladie.

Cependant, une lacune déparait ces livres : le microbe se dérobait à la traque, il narguait les microbiologistes lancés à sa poursuite. Deux des agent les plus répandus des conjonctivites infectieuses furent ainsi identifiés sur la piste du trachome, en quelque sorte par accident : le bacille dit de Koch-Weeks, agent d’une redoutable conjonctive aiguë, et celui de Morax.

Pour tenter une prévention de la maladie, des efforts considérables furent déployés pour produire un vaccin, ou au moins un sérum protecteur spécifique, en partant de la matière première disponible, les granulations abondant sur les paupières des malades. À des fins d’immunisation, des préparations diverses furent inoculées au singe, modèle animal disponible bien que non infecté spontanément dans la nature, et même à l’homme, sans résultats convaincants.

L’agent du trachome n’est pas un virus, comme pourrait le laisser imaginer l’évocation des ces difficultés récurrentes. Il est effectivement de très petite taille, et surtout difficile à cultiver sur milieux acellulaires. Sa mise en évidence convaincante et sa culture ne furent possibles qu’avec le perfectionnement des cultures cellulaires en 1952, soit trois quarts de siècle après l’avènement officiel de la théorie infectieuse des maladies.

La bactérie pathogène est rangée dans une famille nouvelle, les Chlamydiae, caractérisées par un développement intracellulaire strict. Les cultures cellulaires permettent de comprendre avec précision la physiopathologie de l’affection. La bactérie pénètre dans les cellules de la conjonctive, s’y multiplie en formant des corps étrangers (corps de Prowaczek). Les cellules éclatent et les corps étrangers pénètrent alors dans de nouvelles cellules. Mais le processus de l’infection ne s’arrête pas à cette conjonctivite intense : commence alors un processus de cicatrisation, qui emprunte à l’inflammation ses principaux mécanismes. L’inflammation chronique combat l’infection en détruisant le microbe et contribue ainsi à la cicatrisation ; mais le tissu cicatriciel, qui met du temps à se former, peut aussi rétracter la paupière et désorganiser la pousse des cils, qui viennent alors frotter la cornée et entraînent l’apparition progressive d’une ulcération, signifiant la mort de l’œil si elle est centrale.

L’immunologie contemporaine a introduit la vision sophistiquée d’un système immunitaire, machine à produire des cytokines et des lymphokines, permettant une réécriture moléculaire de l’infection trachomateuse et une relecture du processus infectieux. Dans la nature, où l’infection est souvent inapparente et spontanément abortive, le passage à la chronicité s’expliquerait par les réinfections constantes dans le milieu et les contaminations par des germes banaux. Le processus inflammatoire, initialement partie intégrante des défenses immunitaires, s’autonomise même après l’élimination de la bactérie, et la cicatrisation tardive est grevée d’un fâcheux pronostic pour la fonction oculaire.

En dépit du progrès des connaissances, ni l’identification de la bactérie, ni une meilleure connaissance de la physiopathologie de l’affection n’ont permis d’obtenir un vaccin efficace contre le trachome, qui manque toujours à la panoplie du XXIe siècle.

Paradoxe historique, en 1952, quand Chlamydia trachomatis, nom pris par la bactérie du trachome, a enfin été mise en évidence, un événement ayant fait peu de bruit dans le monde était survenu simultanément : le trachome avait disparu des pays occidentaux sans crier gare. Depuis le début du XXe siècle, il n’avait cessé de régresser, en dépit des alertes pendant les deux guerres mondiales exerçant leur habituel effet régressif sur la santé publique (la déclaration obligatoire du trachome a été promulguée en France en 1922 !). Il a disparu avant l’événement majeur de l’histoire de la thérapeutique occidentale, la découverte des antibiotiques, pénicilline, streptomycine et cyclines.

Déclin du trachome

Le décalage considérable (trois quarts de siècle, au moins) entre l’évocation d’une cause microbienne et sa démonstration a été éminemment favorable au développement d’une science épidémiologique à la recherche des facteurs imbriqués dans le sort de la maladie, et décidée à trouver une solution indirecte au fléau en intervenant sur un certain nombre de facteurs limitants.

L’armée a été le premier site d’intervention : dès le début du XIXe siècle, notamment après l’expédition en Égypte de Bonaparte en 1799, les militaires se sont fait une spécialité du dépistage et de l’isolement des trachomateux, parfois regroupés en unités spéciales. La chirurgie du trichiasis, ou rotation du tarse palpébral pour remédier au trichiasis et éviter l’ulcération, y a été mise au point.

L’école, considérée comme le foyer de la civilisation et le creuset du citoyen moderne, a secondairement joué un rôle important. Une fois l’affection reconnue, chez les civils, comme l’apanage de l’enfance et même de la petite enfance, avec l’extension de la scolarité obligatoire en Europe et aux États-Unis, l’intérêt s’est déplacé vers l’école comme foyer de contagion, mais aussi comme point de départ de l’élimination de la maladie, avec l’idée de protéger la population infantile avant qu’elle ne fournisse des conscrits, bref de prendre le mal plus près de sa racine. L’école, comme toute collectivité, foyer potentiel de dissémination des maladies contagieuses, a servi de théâtre aux dispositifs qui ont eu pour but de dépister le trachome, imposer le lavage rituel du visage et des mains et traiter les infections oculaires par divers topiques à base de sels métalliques. Tous moyens qui ont exercé des effets cumulatifs avec la transformation de l’hygiène au domicile (usage de lits individuels, de vêtements de nuit, eau courante, bains et douches plus fréquents…) et ont déclenché un lent processus qui s’est achevé par la disparition du trachome en Europe, y compris en Russie, et aux États-Unis. À tel point qu’il est difficile (mais important politiquement) de raviver la conscience occidentale sur un épisode complètement oublié de la lutte contre les maladies infectieuses. Ni exotique ni tropical, le trachome fait partie de l’histoire de nos pays.

Si le trachome a disparu, les autres Chlamydiae font aujourd’hui parler d’elles en Occident. Douées de tropisme pour les muqueuses génitales, elles sont responsables d’affections sexuellement transmissibles. L’éclipse du trachome jointe à l’explosion des chlamydioses urogénitales amène à s’interroger une fois de plus sur l’évolution de l’écosystème des infections et l’échange de niches au sein des populations bactériennes. Pour le moment, on ignore la signification de ce changement de pathologie et ses conséquences à long terme.

Le trachome et le tiers-monde

Si les pays industrialisés étaient débarrassés de la maladie en 1952, la persistance du trachome dans le tiers-monde aurait pu retenir l’attention de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), peu de temps après sa création, dans les choix de sa politique du « droit à la santé ». Pour rééquilibrer les inégalités scandaleuses de santé entre les pays et taper les trois premiers coups de son entrée en scène, elle a choisi la variole, et non le trachome. Préférence compréhensible : la variole était une maladie fréquemment mortelle, aiguë et épidémique, frappante par les pustules qui la caractérisent, dénommée dans la plupart des langues vernaculaires. De diagnostic aisé, elle était surtout susceptible d’être prévenue par une mesure simple, la vaccination universelle.

Le trachome n’avait aucune chance d’être élu dans une pareille conjoncture. Qui plus est, au terme d’une rétrospective historique, il pouvait être considéré comme immanquablement condamné à disparaître dans les populations, par la vertu du seul développement socio-économique dont devait bénéficier le tiers-monde, alors à l’aube d’une décolonisation massive en Afrique, en Asie et en Amérique.

Cette conviction fut largement partagée par la plupart des pays concernés, pour lesquels le trachome ne constituait pas une priorité dans l’ensemble des maladies infectieuses et des épidémies qu’ils devaient prendre en charge. Certains d’entre eux poursuivirent néanmoins la lutte contre l’affection, notamment en introduisant une pommade oculaire antibiotique à base de cyclines, d’une grande efficacité, sous condition d’une administration répétée pendant plusieurs semaines. L’action énergique contre le trachome, couplée à un développement économique relatif et à une amélioration de l’habitat, conduisit ainsi à un déclin du trachome au Maghreb, en Égypte et en Amérique latine, un recul qui endormit la méfiance à l’égard de l’affection qui se concentra dans des « poches » qui, coïncidence non surprenante, étaient aussi des poches de pauvreté.

En 1990, à l’ère du désenchantement dans tous les domaines, force fut cependant, en jetant un coup d’œil circulaire sur la santé de la planète, pour les organisations internationales concernées par la lutte contre la cécité, de constater que le trachome non seulement n’avait pas disparu, mais avait été oublié. Les médecins avaient cessé d’éverser la paupière pour rechercher les follicules caractéristiques, un pourcentage de cécités non négligeable restait dû au trachome, qui arrivait comme deuxième cause de cécité dans le tiers-monde.

Le trachome était pourtant une affection susceptible à la fois d’être prévenue et traitée : traitée par l’antibiothérapie, prévenue par un ensemble de moyens dont la grande histoire attestait l’efficacité. La cécité reste un des handicaps les plus douloureux, et le chiffre des aveugles avait quelque chose de scandaleux. L’OMS, échaudée par l’échec de ses ambitions en matière d’éradication, redécouvrit que le trachome était une maladie gérable, et la concertation avec les acteurs du monde de la cécité aboutit à la formation en 1997 de l’Alliance internationale contre le trachome.

L’Alliance associait des experts de disciplines variées, des représentants des gouvernements et des organisations non gouvernementales (ONG). Elle se fixait comme objectif la lutte contre le trachome cécitant, destiné à disparaître en 2020, une formule prudente en contraste avec les ambitions antérieures dans le domaine du paludisme ou de la tuberculose. En 1999, après des essais en Gambie et en Tanzanie, elle adoptait une stratégie complexe, portant en français le beau nom de Chance, aux composantes hétérogènes : Chance associait en effet un remake des interventions historiques, dans le domaine de l’éducation, de l’eau, de l’assainissement et de l’hygiène personnelle, à des composantes techniques et médicales proprement dites, antibiothérapie et chirurgie.

Cette stratégie était difficile, voire impossible à modéliser globalement : comment, en effet, quantifier les progrès de l’hygiène en termes de propreté du visage et des mains ? Elle revendiquait la possibilité d’éliminer le trachome cécitant sans nécessairement passer par une amélioration spectaculaire de l’économie des pays concernés. Elle comptait sur la convergence positive de plusieurs facteurs, une révolution silencieuse qui serait à certains égards la répétition de ce qui s’était passé dans le reste du monde.

Cette opération, pour laquelle on ne dispose que du recul des trois dernières années, soulève un grand nombre de questions. Si l’épidémiologie, dont on a vu la longue histoire, permet de cerner assez bien les composantes de l’affection, il est à la fois théoriquement simple et concrètement difficile d’agir simultanément sur l’accès à l’eau, les comportements quotidiens, l’enseignement à l’école, l’amélioration de l’environnement… Le remplacement d’une technique médicale radicale comme la vaccination ou l’extermination des moustiques par un ensemble de mesures discrètes et porteuses de bien-être dans les sociétés est certes séduisant. Mais la mise en œuvre d’un tel programme se révèle complexe, parce qu’elle suppose précisément une transformation des conditions de vie qui permettent la survivance à bas bruit de l’affection.

Ivan Illich avait, dans les années 60, dénié le rôle de la médecine dans les progrès de l’espérance de vie et le recul massif des maladies infectieuses, et invoqué le rôle majeur des améliorations du mode de vie. Sans prendre parti sur le rôle respectif des actions médicales et sociales, les responsables de l’Alliance ont décidé de faire de la stratégie Chance un tout non négociable. Le balancier historique oscille pourtant toujours entre une intervention verticale spécialisée, antibiothérapie et chirurgie en campagne de masse, par exemple, et une intervention sur le milieu, dépendante du politique et de l’implication des communautés locales. La stratégie Chance est une expérience intéressante parce qu’elle intègre éclectiquement le technique et le social, le politique et le communautaire ; avec la difficulté de garder l’équilibre entre les deux, alors qu’il est tentant de privilégier la distribution large d’antibiotiques et la chirurgie, apparemment plus faciles à mettre en œuvre par simple diktat gouvernemental. La lutte contre une maladie d’arrière-garde, une maladie peu flatteuse un peu oubliée, est ainsi susceptible de se transformer en une lutte d’avant-garde. Il ne s’agit pas d’augmenter le revenu des populations, mais d’améliorer insensiblement leur bien-être quotidien et d’atténuer leurs souffrances. L’aboutissement des aspects les plus sociaux du programme représente un vrai test de la capacité des gouvernements à améliorer les conditions de vie de leurs compatriotes, et de la capacité de ces derniers à faire entendre leurs demandes et à les voir aboutir.

Conclusions

Mais quel espoir peut-on nourrir de voir les écoles améliorer la formation et le salaire des instituteurs, l’eau cesser d’être, comme dans tous les pays où elle manque, « l’amie du puissant », le personnel de santé mal formé et mal payé se prodiguer au service de tous ? De quelle marge de manœuvre disposent les états du tiers-monde, entre les injonctions à la libéralisation et à la décentralisation, les interventions des ONG de nationalités diverses, le conformisme des élites et la lassitude des peuples, pour promouvoir une stratégie qui serait, il est vrai, révolutionnaire ? Comment promulguer, décréter cette révolution ? Comment inverser la pyramide des décideurs et faire jouer un rôle aux villageois concernés par la décentralisation, qui subissent le trachome parmi bien d’autres affections et peuvent cependant connaître des expériences positives sur le terrain, dans des contextes particuliers ? Comment inverser la mise en œuvre de la stratégie, et partir de la base en s’intéressant aux progrès accomplis dans certaines zones libérées du trachome pour leur faire jouer un rôle de zones pilote et enclencher une dynamique ? Finalement, la lutte contre le trachome, bien loin d’apparaître comme un combat d’arrière-garde, pourrait, si elle réussit, symboliser un nouveau type d’action, plus proche des questions et réponses des communautés locales, si souvent interpellées par les politiques de santé publique et si souvent absentes de leur conduite et de leur évaluation sur le terrain.

Le devenir du trachome constitue donc à tous égards une expérience cruciale dans l’histoire de la santé publique internationale. Pragmatique et diplomatique comme l’OMS, l’Alliance a choisi une stratégie éclectique, sans cependant fixer les termes de sa composition avec une totale précision, laissant aux gouvernements une marge de manœuvre pour choisir les termes dans lesquels il mèneront la lutte contre la cécité. Verrons-nous la fin d’une maladie qui semblait prendre congé de l’Histoire, ou le combat contre le trachome est-il à l’avant-garde d’une nouvelle stratégie de santé publique ? À ces questions, les historiens fournissent quelques éléments de réponse.

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