Morphologie des cellules sombres de rat
Les caractères qui opposent, en microscopie optique ou électronique conventionnelle, les cellules sombres aux cellules claires ont été précisés et complétés : saillie du pôle apical des cellules sombres dans le tubule, position du noyau à mi-distance du pôle basal et de la lumière tubulaire, développement du chondriome qui envahit en désordre tout le cytoplasme, microvillosités apicales, nombreux cytosomes dans le cytoplasme et richesse en mucopolysaccharides.
L’étude morphologique a, de plus, dégagé trois faits d’importance. D’une part, le microrelief du pôle apical des cellules sombres bombant dans la lumière tubulaire est tel qu’il apparaît en microscopie électronique à balayage sous forme de feuillets enchevêtrés, alors que les cellules claires ont une région supranucléaire lisse avec de petites microvillosités en doigts de gant [
6] ; d’autre part, dans d’indiscutables cellules sombres ou claires coexistent souvent des caractères propres à l’autre type [
7] ; enfin, ces différences sont notées ailleurs que chez les vertébrés tétrapodes, par exemple chez des oiseaux, reptiles et amphibiens dont la partie terminale des tubules comportent des cellules sombres [
8].
Modifications morphologiques induites par les agressions acides ou alcalines
L’administration per os de bicarbonate entraîne en moins d’une heure l’augmentation de la proportion des cellules sombres et, plus encore, de celles d’aspect intermédiaire
4,. Les changements provoqués par l’acidose gazeuse sont identiques, mais plus marqués, leur intensité étant liée au degré et à la durée de l’exposition au CO
2. Après alcalose métabolique ou acidose gazeuse, le retour à l’état antérieur est amorcé en deux heures, et presque achevé en quatre heures. Corrélativement, l’acidose métabolique n’entraîne pas de modifications morphologiques discernables. En comparant l’action de différents type de surcharge (KHCO
3, NaCl ou KCl), nous avons éliminé le rôle du sodium. De même, l’alcalinisation du plasma et de l’urine sans modification de la concentration de bicarbonate, par le THAM (tris-hydroxyméthyl-aminométhane), ou l’induction d’une polyurie osmotique par l’urée n’ont pas d’influence sur la morphologie et la proportion de cellules sombres. Nous avons en revanche mis en évidence l’intervention probable de l’anhydrase carbonique, car l’acétazolamide, son puissant inhibiteur, supprime l’augmentation du nombre des cellules sombres
5 [
9–
13]. Nos travaux trouvent donc leur place dans le reclassement morphologie-fonction de diverses cellules tubulaires spécialisées dans des transferts définis, caractéristiques de la physiologie du segment terminal du néphron.
L’ensemble de ces données expérimentales nous a conduit, dès 1968-1970, à retenir comme première hypothèse que les cellules sombres sont impliquées dans la réabsorption des bicarbonates. L’expérimentation ultérieure, en particulier l’étude du tube distal-collecteur au microscope à balayage, nous a fortifiés dans cette opinion. Les transformations observées n’étaient pas la conséquence d’une prolifération cellulaire, dont il n’existait aucun stigmate, tandis que l’aspect des cellules suggérait une intense activité métabolique. La rapidité des modifications morphologiques, dans un sens ou dans l’autre, en rapport avec des changements métaboliques acidobasiques précis et exclusifs, renforça notre conclusion qu’il existait un lien entre les cellules sombres et la fonction de transport de l’ion bicarbonate.
Jacqueline Hagège est restée à Tenon plus de trente ans, sans salaire, tout en enseignant dans le secondaire et en menant, avec son mari physicien et ses deux enfants, une vie familiale chaleureuse. Après les cellules sombres, elle étudia in vitro la transformation de la L-dopa en dopamine dans les cellules tubulaires proximales. Un autre travail porta sur des cellules tubulaires proximales immortalisées par le virus SV, dans lequel elle décrivit des corrélations entre modifications phénotypiques et activités fonctionnelles. Citons aussi ses recherches sur la localisation précise, au sein du glomérule en voie de destruction, de protéines biologiquement actives, impliquées dans des inflammations destructrices du floculus, et de leurs récepteurs.
Jacqueline Hagège, histochimiste, a pu mener à bien ses travaux sur les cellules sombres car elle était dans un milieu où était étudiée la physiologie rénale, domaine qui ne lui était pas familier. Bien que n’étant pas médecin, elle a joué un rôle éminent dans les recherches du laboratoire de pathologie expérimentale, orientation naturelle de l’unité de néphrologie de l’hôpital Tenon. Elle rapporta en effet des réponses histologiques fines et intelligentes à des questions précises que soulevaient des protocoles en cours [
14]. Ces échanges réciproques, témoins de sa présence morale et de sa disponibilité au sein de l’ensemble, ont largement contribué à la vie du laboratoire. Alors, qui pourrait penser encore que des biologistes formés dans les facultés des sciences n’ont pas leur place dans la recherche médicale ?