La première conséquence de cette déconstruction du gène aurait pu être de susciter chez les biologistes une réaction visant à restaurer ce concept, quitte à le faire éclater en un ensemble de notions distinctes. De telles tentatives ont bien existé - dès les années 1950, avec la proposition de Seymour Benzer de substituer à la notion unique de gène les trois notions distinctes de recon, muton et cistron (c’est-à-dire de distinguer les trois propriétés de recombinaison, de mutation et de fonction attachées au terme de gène) - jusqu’à des tentatives plus récentes visant à abandonner la notion de gène pour celle de génome, autrement dit l’ensemble des gènes d’un individu ou d’une espèce. Force est de constater que toutes ces tentatives ont échoué. Pis, le terme de gène n’a jamais été autant utilisé qu’aujourd’hui : il est largement fait appel à lui pour décrire les résultats du séquençage du génome humain, sans que cet usage ne s’accompagne d’une quelconque référence à ses limites.
Les concepts scientifiques n’ont pas pour but de décrire correctement la réalité du monde, mais de rendre compte le mieux possible d’une pratique expérimentale. Et, en cela, le concept de gène n’a jamais failli dans son rôle : ni à l’époque de la génétique classique de Morgan, ni à celle, plus récente, de sa version moléculaire. Il permet de rendre compte du séquençage des génomes, de la thérapie génique, de la création d’espèces animales ou végétales transgéniques, aussi bien que de nombre de pathologies humaines même si c’est probablement le domaine où ses limites apparaissent les plus évidentes, et aussi les plus préoccupantes.
Vouloir le durcir ou le préciser serait, n’en déplaise à ceux qui soutiennent une telle option, un acte de foi dans la « rationalité du monde », pas une démarche scientifique. Car qui nous dit que cela est possible ? En être sûr serait faire preuve d’un réalisme particulièrement naïf. Le gène n’existe pas : c’est une construction bancale tentant de rendre compte et d’accompagner le travail des biologistes. L’ADN existe, les protéines existent - et encore! -, pas le gène. Aurait-il été possible de faire une meilleure construction ?
Même si le terme de gène demeure, le pouvoir des gènes est néanmoins ressorti transformé et en grande partie amoindri des observations faites durant ces dernières décennies et, avec lui, une certaine forme de déterminisme génétique. L’idée que les structures et fonctions complexes des organismes puissent être expliquées par les propriétés particulières d’un ou de quelques gènes doit être définitivement considérée comme fausse. II n’existe pas de gènes de l’intelligence - si tant est que l’on soit capable de définir l’intelligence et de s’accorder sur une méthode pour la mesurer -, du don musical ou du langage humain. Chacune de ces aptitudes est le résultat de l’action de milliers de gènes, le produit émergent du fonctionnement intégré de milliers de composants en interaction avec l’environnement.
Cette absence de « gène de » n’empêche pas que la mutation de tel ou tel gène puisse avoir un effet « dramatique » sur l’accomplissement de la fonction complexe. L’erreur est simplement de déduire de cette dernière observation que ce ou ces gènes ont un rôle supérieur à celui des autres composants : l’absence de ces derniers est simplement compensée par la présence d’autres molécules à l’action identique ou semblable, ou bien leur présence est essentielle pour un si grand nombre de processus que la variation en est impossible car elle interdirait le développement même de l’organisme.