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Med Sci (Paris). 2002 December; 18(12): 1292–1293.
Published online 2002 December 15. doi: 10.1051/medsci/200218121292.

Le métier du patron

Isabelle Stengers*

*Auteur du livre L’invention des sciences modernes, éditions La Découverte, 1993, p. 136-141. (Choix des extraits : Gérard Friedlander)
 

Entre la constitution d’un territoire disciplinaire et la construction sociale d’un monde qui permet aux produits de la discipline de « faire histoire », avec les intérêts sociaux, économiques, politiques et industriels, la relation est tout à la fois intense et masquée. […]

Qu’est-ce que la pandorine ? Elle n’est pas un artéfact. Cela, nous le savons […] après la controverse qui a opposé le « patron », directeur du laboratoire où vient d’être identifiée cette hormone sécrétée par le cerveau, à ses collègues compétents, dotés d’un laboratoire qui leur permet de mettre cette molécule à l’épreuve. La pandorine isolée, purifiée, identifiée, est bel et bien une molécule produite par le cerveau, non un produit de contamination ou de dégradation de la molécule authentique. Cependant, elle peut être le produit d’une simple recherche honorable en neuro-endocrinologie, ou le point de départ d’une « révolution » dans les sciences du cerveau et valoir au patron un prix Nobel ; elle peut rester une molécule biologique parmi d’autres ou bien être capable de mobiliser, fédérer et représenter l’ensemble des hormones qui témoignent de l’existence d’un « cerveau humide » là où domine le « cerveau sec » des circuits neuronaux. Bref, nous ne savons pas « ce qu’est » la pandorine et comment on racontera l’histoire de sa « découverte », et c’est à ce problème que se consacre l’activité du patron, qui va passer sa semaine à voyager, à négocier, à prendre la parole, à promettre, à intriguer.

Il y a notamment un collègue très prometteur, car il met au point un appareil permettant de visualiser des traces de pandorine dans le cerveau des rats. L’appareil est un prototype, et le chercheur a besoin de l’appui du patron pour intéresser l’industrie, mais si l’industrie était intéressée, l’appareil pourrait, rapidement, devenir une « boîte noire », d’autant plus indispensable dans les laboratoires que les referees des journaux spécialisés pourraient réclamer que toute recherche neurochimique digne de ce nom pose le problème du taux de pandorine sécrétée pour chaque régime de fonctionnement cérébral étudié, et rende donc possible la multiplication de ses attributs. Il y a dès lors aussi la question des comités de lecture : la revue Endocrinology n’a pas encore reconnu la nouvelle spécialité ; de « bons » articles sont rejetés par des referees qui n’y connaissent rien. L’Académie nationale des sciences devrait également reconnaître une sous-section, sans quoi les membres de la nouvelle discipline resteront dispersés entre la physiologie et la neurologie. Et à l’Université même, un nouveau cursus devrait attirer des jeunes gens brillants vers cette discipline en plein épanouissement.

Le patron est d’origine française, et la France, soucieuse de partager le prestige de ce fils expatrié, à qui la Sorbonne vient de décerner un doctorat honoris causae, ne devrait-elle pas faire un geste, assouplir les règlements de la politique scientifique pour favoriser la création d’un laboratoire bien français, spécialisé dans la recherche sur les peptides du cerveau? Déjà, aux États-Unis, le Président est soumis aux pressions des représentants des diabétiques qui espèrent en la percée annoncée par le patron : ils se font ses alliés pour exiger que priorité lui soit donnée et que soit allégé l’« obstacle » de la « paperasserie » impliquée par d’éventuels tests cliniques. D’autres tests se discutent déjà à propos des schizophrènes. Et, bien sûr, le patron est en discussion avec les dirigeants d’une compagnie pharmaceutique : la pandorine, brevetée, produite industriellement, soumise à des tests cliniques, sera-t-elle un médicament ?

Au fil de ses déplacements, le patron annonce aux journalistes qu’une révolution dans la recherche sur le cerveau se prépare, dont la pandorine est le signe avant-coureur. Mais il les exhorte aussi à ne pas donner une image sensationnaliste de la science. Et, dans l’avion, il rédige, à la demande d’un ami jésuite, un article qui lie la pandorine et les élans de saint Jean de la Croix. En note est annoncée la mort de la psychanalyse. […]

Faut-il dénoncer le patron ? L’humble collaboratrice désintéressée qui, elle, ne quitte pas le laboratoire, est la bénéficiaire de ce travail apparemment intéressé : c’est « parce que » le patron est constamment dehors en train de chercher de nouvelles ressources et soutient qu’elle est capable de rester dedans et de se consacrer exclusivement à son travail de recherche à la paillasse. Plus elle exige de faire « seulement de la science », plus ses expériences sont longues et coûteuses, plus le patron doit courir le monde pour expliquer à tout un chacun que la chose la plus importante du monde est son travail à elle.

Le patron est contraint à s’intéresser au monde, à le transformer, pour que ce monde fasse exister sa molécule. Il fait ce qu’il doit s’il veut faire exister la pandorine, et il le fait avec un grand talent. Nos chercheurs ne sont pas toujours de naïfs enfants de chÅ“ur, et ceux dont nous retenons le nom ont le plus souvent, et pour cause, fait preuve de redoutables capacités stratégiques. Mais ces capacités elles-mêmes renvoient aux stratifications de ce monde, où coexistent des interlocuteurs très différents. Avec les uns, les négociations seront « dures » - les laboratoires industriels, notamment, ne s’en laisseront pas compter. Avec d’autres, le journal Endocrinology, l’Académie, ou l’Université, il s’agira d’organiser une activité de lobbying. D’autres, les représentants des diabétiques, sont utilisés comme leviers : la souffrance des malades est un argument redoutable, et lorsque les malades eux-mêmes sont recrutés au nom de l’espoir, les décisions peuvent remonter « au plus haut niveau », en court-circuitant les réseaux usuels où se négocient les priorités de la recherche. […]

Le patron fait son métier de scientifique, il fait proliférer les identités potentielles de la pandorine, les possibilités d’histoire qui, le cas échéant, la feront exister. Et le seul indice qu’il ne cesse de changer de milieu, de passer d’une pandorine biochimique à une pandorine culturelle, d’une pandorine fédérant une nouvelle discipline à une pandorine futur médicament miracle, d’une pandorine médiatique à une pandorine attirant les étudiants qui se destinent à la recherche de pointe, est la différence qualitative entre les arguments : de la négociation serrée à la rhétorique. […]

La pandorine est une fiction, et toute ressemblance avec la manière dont les vrais scientifiques […] sortent de leurs laboratoires, serait due au seul hasard.