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Med Sci (Paris). 2002 November; 18(11): 1121–1125.
Published online 2002 November 15. doi: 10.1051/medsci/200218111121.

La libération des neuromédiateurs : le double jeu de la V-ATPase

Nicolas Morel* and Jean-Marc Philippe

Laboratoire de Neurobiologie Cellulaire et Moléculaire, Cnrs UPR 9040, 91198 Gif-sur-Yvette, France
Corresponding author.
 

Les neuromédiateurs sont synthétisés et stockés dans des régions spécialisées du neurone, les terminaisons nerveuses, situées à l’extrémité du prolongement axonal, à distance du corps cellulaire. Ils sont libérés dans l’espace synaptique, au contact de la cellule cible, au niveau de domaines particuliers de la membrane pré-synaptique, les zones actives. Celles-ci sont caractérisées par une accumulation de canaux calciques dépendant du voltage et par la présence de vésicules synaptiques amarrées à la membrane [1]. L’arrivée d’un potentiel d’action dépolarise la terminaison nerveuse, induisant l’ouverture de ces canaux calciques et une augmentation brutale de la concentration cytosolique de calcium qui peut atteindre, dans des microdomaines situés sous les zones actives, des valeurs très élevées (200 µm et plus) [2]. Le neuromédiateur est alors libéré moins de 200 µs après l’activation des canaux calciques [3]. Cette libération, très rapide et dépendante du calcium, est la dernière étape d’une série de réactions très similaires à celles qui interviennent lors d’événements de fusion membranaire beaucoup plus lents, impliquant des protéines conservées de la levure à l’homme [4]. Nous décrirons le double jeu de l’une de ces protéines, l’ATPase à protons de type vacuolaire (V-ATPase), qui intervient dans le stockage des neuromédiateurs dans les vésicules synaptiques et lors de leur libération.

V-ATPase et stockage des neuromédiateurs

La V-ATPase transporte des protons à travers la membrane de divers organites intracellulaires acides (lysosomes, citernes du trans-Golgi, endosomes, granules de sécrétion, …). Cette activité, indispensable à la survie cellulaire, intervient pendant la maturation et la dégradation des protéines, lors de l’endocytose de divers récepteurs et au cours de divers transports membranaires intracellulaires. La V-ATPase est une enzyme multimérique de grande taille, organisée en deux domaines, V1 et V0 (Figure 1). Le domaine cytoplasmique V1 (500 kDa) est constitué par huit sous-unités différentes (stœchiométrie A3, B3, C1, D1, E1, F1, G1, H1), et hydrolyse l’ATP [5]. Le domaine membranaire V0 est un complexe de 250 kDa comprenant au moins trois sous-unités (stœchiométrie a1, d1, c6). La sous-unité c est organisée en une couronne protéolipidique responsable du transport des protons. L’hydrolyse de l’ATP par les trois sous-unités A de V1 entraîne la rotation dans la membrane de cette couronne de protéolipides et la translocation des protons liés à sa périphérie [5]. Les domaines V1 et V0 de la V-ATPase sont synthétisés séparément et s’associent secondairement pour former l’enzyme active. Leur association est réversible, cette réversibilité étant l’un des mécanismes de régulation de l’activité enzymatique [5]. Dans les neurones, les domaines V1 et V0 sont transportés à des vitesses différentes dans les axones et ne s’assemblent qu’une fois arrivés dans les terminaisons nerveuses [6].

Les vésicules synaptiques possèdent une V-ATPase [7] qui accumule des protons dans ces organites (Figure 2). Ce transport est électrogène - créant un double gradient de potentiel et de pH de part et d’autre de la membrane vésiculaire -, de potentiel positif et de pH acide (5,2) dans la vésicule [8]. Ce gradient électrochimique de protons est secondairement utilisé par des transporteurs vésiculaires, spécifiques de chacun des neuromédiateurs, pour concentrer ceux-ci dans les vésicules synaptiques [9]. Les concentrations de neuromédiateurs atteintes sont très élevées, supérieures à 500 mm d’acétylcholine, dans le cas, par exemple, des vésicules cholinergiques [10].

Les vésicules synaptiques ne constituent pas une population homogène dans la terminaison nerveuse. Une sous-population de vésicules (5 à 10 %), probablement amarrées aux zones actives, est préférentiellement utilisée pour libérer le neuromédiateur lors de l’activité synaptique [11- 13]. Une fois vidées de leur contenu, ces vésicules se remplissent à nouveau avec le neuromédiateur synthétisé dans le cytoplasme, probablement sans quitter la zone active. Elles sont réutilisées plusieurs fois sans se mélanger à la population des vésicules synaptiques de réserve [11, 13, 14]. La libération de neuromédiateurs est quantique et la taille des paquets de neuromédiateurs libérés est constante [15]. Si le quantum correspond au contenu d’une vésicule synaptique, il faut postuler que le mécanisme de libération choisit, parmi les vésicules synaptiques de la zone active, celles qui sont pleines de neuromédiateur et ignore celles qui sont en cours de remplissage.

Libération des neuromédiateurs via un pore de fusion?

Le rôle des protéines SNARE lors de la fusion membranaire est bien documenté [4, 16, 17] (→). Ces protéines permettent l’amarrage des membranes grâce à la formation de complexes très stables associant v-SNARE (VAMP/synaptobrévine 2 dans la membrane des vésicules synaptiques) et t-SNARE (syntaxine 1 et SNAP25 dans la membrane présynaptique) (Figure 3,étape 1). L’augmentation de la concentration cytosolique de calcium induit ensuite l’ouverture d’un pore de fusion (Figure 3,étape 2) [18]. Ce pore de fusion peut ensuite, soit se refermer après un délai variable (Figure 3,étape 4), soit évoluer vers une fusion membranaire (Figure 3,étape 3). Dans le premier cas, l’ouverture transitoire du pore est suffisante pour permettre la libération du neuromédiateur contenu dans une petite vésicule synaptique [19] mais insuffisante pour laisser passer des peptides de granules de plus grande taille. La vésicule vide est alors immédiatement disponible pour pomper les protons puis le neuromédiateur (Figure 3, étapes 6 et 7). Dans le second cas, la taille du pore de fusion augmente progressivement, évoluant jusqu’à la fusion complète des membranes et la libération totale du contenu vésiculaire (Figure 3, étape 3). L’évolution du pore de fusion - ouverture transitoire ou expansion et fusion membranaire - semble dépendre de son environnement. Les événements d’ouverture transitoire sont prépondérants à très fortes concentrations de calcium (conditions qui ne sont rencontrées que dans la zone active lors de l’activité synaptique) et minoritaires pour des concentrations plus faibles [20]. L’expansion du pore de fusion et l’exocytose avec fusion membranaire sont inhibées par la staurosporine, inhibiteur de la protéine kinase C [21- 23], alors que la libération de médiateur n’est pas diminuée [21]. Il est donc probable que, lors de la stimulation, c’est l’ouverture transitoire du pore de fusion qui permet la libération du neuromédiateur contenu dans les vésicules synaptiques amarrées à la zone active. La nature lipidique ou protéique de ce pore est encore controversée [16, 17, 24].

(→) m/s 2001, n° 5, p. 669

V-ATPase et pore de fusion

Trois types d’arguments expérimentaux suggèrent que les sous-unités protéolipidiques de la V-ATPase peuvent former un tel pore. Le premier repose sur des expériences de reconstitution fonctionnelle dans des membranes artificielles: après incorporation dans la membrane artificielle de liposomes remplis d’acétylcholine, un homo-oligomère de la sous-unité protéolipidique c de la V-ATPase purifiée à partir de terminaisons nerveuses de torpille (médiatophore) est capable de libérer l’acétylcholine sous l’action du calcium [25, 27]. De même, ce protéolipide - extrait à partir de V-ATPase de levure et reconstitué dans une membrane artificielle - forme un pore qui s’ouvre en présence de calcium et de calmoduline [28].

Un deuxième argument repose sur des expériences de transfection fonctionnelle: des cellules de neuroblastome, transfectées par des plasmides dirigeant la synthèse de la sous-unité c de torpille, acquièrent la capacité de libérer l’acétylcholine de manière quantique et dépendante du calcium [26]. Enfin, des expériences de fusion homotypique des vacuoles de levure mettent en évidence, après l’amarrage, une étape dépendante du calcium et de la calmoduline [4].

Peters et al [28] ont montré que ce sont les protéolipides du domaine V0 de la V-ATPase qui interagissent avec la calmoduline. Lors de la fusion de deux vacuoles, un trans-complexe V0-V0 s’assemble par apposition de deux domaines V0 mis en contact par les protéines SNARE. Le trans-complexe V0-V0 constituerait alors, au niveau du site de fusion, un canal traversant les deux membranes [28]. L’hydrophobicité de la couronne de protéolipides constituant la paroi de ce canal apparaît favorable à une éventuelle expansion radiale du pore par interposition de lipides membranaires [24].

Ainsi, le domaine V0 de la V-ATPase pourrait constituer le pore de fusion impliqué dans les fusions membranaires [16, 17, 23, 24, 28] et dans la libération de neuromédiateur [27]. Le même édifice protéique remplirait deux fonctions très différentes, transporter des protons lorsqu’il est associé au domaine catalytique V1, ou constituer un pore de grande conductance lorsqu’il est dans un trans-complexe V0-V0. La sous-unité protéolipidique c étant très conservée de la levure à l’homme, et aucune isoforme de c n’ayant été décrite chez les vertébrés [5], des contraintes fonctionnelles importantes ont dû s’opposer au cours de l’évolution à une spécialisation divergente des protéolipides impliqués dans ces deux types de complexes (V0-V1 et V0-V0).

L’utilisation du même domaine V0 de la vésicule synaptique, successivement associé à V1 dans la V-ATPase active, puis à un autre V0 dans le pore de fusion, permet l’émergence d’une caractéristique fonctionnelle nouvelle, illustrée dans la Figure 3. Lorsque la V-ATPase est active (Figure 3,étape 6), elle produit un gradient de protons qui est utilisé pour accumuler le neuromédiateur (ici l’acétylcholine) dans la vésicule synaptique. Lorsque celle-ci est pleine d’acétylcholine, le transporteur vésiculaire (VAChT) n’utilise plus le gradient électrochimique de protons (gradient de pH et/ou gradient de potentiel), gradient qui peut alors atteindre sa valeur maximale. Nous proposons que la V-ATPase se dissocie alors (Figure 3,étape 7). La dissociation de V1 est un des moyens de régulation physiologique de l’activité de la V-ATPase [5]. Des acides aminés de la sous-unité a de V0, situés dans la lumière vacuolaire, contrôleraient l’assemblage du domaine cytoplasmique V1 au domaine membranaire V0 [29]. La dissociation de la V-ATPase expose le domaine V0, uniquement si le gradient électrochimique de protons est maximal lorsque la vésicule est pleine de médiateur. Ce domaine V0 peut maintenant interagir avec un autre V0 présent dans la membrane présynaptique pour former le pore de fusion [27] (Figure 3,étape 1). Ainsi, seules des vésicules pleines sont utilisées pour libérer le neuromédiateur, rendant compte du caractère quantique de la libération. Un tel mécanisme est transposable à tout événement intervenant dans le trafic membranaire en impliquant des compartiments acides.

La V-ATPase pourrait donc intervenir à plusieurs étapes lors des processus de fusion membranaire et lors de la libération des neuromédiateurs, et son double jeu pourrait expliquer le caractère quantique de la libération des neuromédiateurs.

 
Acknowledgments

Ce travail a bénéficié du soutien de l’Association pour la Recherche sur le Cancer

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