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Med Sci (Paris). 2002 October; 18(10): 917–919.
Published online 2002 October 15. doi: 10.1051/medsci/20021810917.

La salamandre et nous

Axel Kahn*

Institut Cochin, IFR 116, 22, rue Méchain, 75014 Paris, France
Corresponding author.
 

« Tout est perdu, fors l’honneur » écrivait le roi François 1er après la cuisante défaite qu’il avait subie face aux troupes de l’Empereur Charles Quint en 1525 à Pavie. Défait, prisonnier, son armée détruite, le roi de France avait quelques raisons de s’abandonner au pessimisme. Pourtant, il aurait pu puiser des raisons d’optimisme dans le symbole de la salamandre, animal héraldique marquant l’empreinte du roi dans tant de châteaux de France, notamment à Fontainebleau ou à Blois. En effet, cet amphibien urodèle, au même titre que le triton, est, chez les vertébrés, le champion toutes catégories de la régénération. Il est capable de régénérer totalement des membres, la queue, parfois l’œil, et même de larges portions du cœur. De même, malgré le désastre, le Royaume de France devait puiser en lui les ressources nécessaires pour bientôt se redresser.

La fabuleuse capacité de régénération de la salamandre et du triton ne constitue certainement pas une exception parmi les êtres multicellulaires, métazoaires et métaphytes. Chez les vertébrés, chacun sait que le lézard peut, lui aussi, faire le sacrifice de la queue par laquelle tentent de l’attraper les enfants, puis la régénérer. Certains poissons ont, en ce domaine, également de la ressource. Le poisson zèbre, par exemple, peut efficacement réparer des nageoires largement amputées. Chez les invertébrés, la capacité de régénérer des parties du corps est très fréquemment observée, chez les crustacés, les insectes, les mollusques, les annélides, les planaires et les cnidaires tels que l’hydre. Dans ces deux derniers embranchements animaux, la capacité régénérative est même prodigieuse. Ainsi, un plathelminthe coupé en plusieurs centaines de fragments engendrera, quelques semaines après, autant de vers complets. Chez les cnidairs, l’hydre peut, comme nous le rappelle la mythologie, tout régénérer, en particulier la tête [1, 2]. Quant au monde végétal, la capacité de régénération y est générale et considérable . Par conséquent, les piètres performances régénératives des mammifères, des oiseaux et de la plupart des poissons font figure d’exception dans le monde vivant, et non point de règle. Les mécanismes qui président au processus de régénération sont de deux types. Chez les hydres et les plathelminthes persiste une population de véritables cellules souches totipotentes qui sont recrutées en cas de lésion et se différencient alors pour régénérer la structure éliminée. En revanche, de telles cellules souches ne semblent pas persister dans le modèle des amphibiens urodèles. Ici, les cellules à proximité de la zone lésée, en particulier les fibres musculaires, commencent à se dé-différencier pour former un blastème régénératif contenant des progéniteurs mésenchymateux. C’est aux dépens de cette structure que sont régénérés la queue ou les membres absents.

La régénération chez les plantes a plus de points communs avec le modèle des amphibiens qu’avec celui des hydres et des vers. En effet, n’importe quelle cellule somatique végétale, notamment des cellules de feuilles, a la possibilité, dans des conditions de culture et de stimulation hormonale particulières, de se dédifférencier pour former un cal embryoïde et régénérer une plante entière. Tel est le principe à la base des techniques de clonage végétal et de fabrication de plantes transgéniques.

Il apparaît que, pour l’essentiel, la plupart des vertébrés et tous les mammifères ont perdu la plus grande partie de leur remarquable capacité régénérative. L’homme, en particulier, peut perdre la tête, au sens propre comme au sens figuré. Ce n’est que dans cette seconde acception que, parfois, il la retrouve. Cependant, le tableau n’est pas si noir comme le montrent les remarquables capacités à régénérer du foie qu’illustre le mythe de Prométhée, ou bien du système hématopoïétique qui permet aux malades en aplasie médullaire thérapeutique de guérir. Personne ne doutait donc qu’existaient des cellules progénitrices spécifiques d’organes ou de lignages cellulaires, impliquées dans ces processus régénératifs. D’autres tissus semblaient plus rebelles, voire totalement réfractaires à tout phénomène de réparation. Ainsi en était-il, par exemple, du cœur et du système nerveux central. L’utilisation de l’imparfait est ici de rigueur car les preuves abondent aujourd’hui que persistent chez l’adulte des cellules souches neurales [3]. Si le rôle de ces dernières dans les processus physiologiques ou pathologiques chez l’homme reste discuté, elles peuvent néanmoins être isolées et constituent ainsi un matériel potentiel de thérapie cellulaire. L’incapacité du cœur des mammifères à régénérer est un dogme qui vient lui-même d’être remis en question par l’observation d’une lignée particulière de souris (souris MRL) [4]. Dans ce cas, on ne sait pas encore si cette capacité régénérative est liée à la mobilisation de progéniteurs indifférenciés, qu’ils soient spécifiques du cœur ou pluripotents, ou bien, plus probablement et selon le même schéma que pour les amphibiens urodèles, à la dé-différenciation de cardiomyocytes. Cette dernière éventualité n’est pas si baroque qu’il y paraît. En effet, l’activation conditionnelle d’un transgène msx1 dans des myotubes murins différenciés conduit ceux-ci à se fragmenter pour engendrer des progéniteurs mésodermiques qui peuvent, en fonction des conditions de culture, redonner soit du muscle, soit du tissu adipeux, de l’os ou du cartilage [5]. Il s’agit là d’un phénomène très proche de la cellularisation, dé-différenciation et prolifération des myotubes de salamandres et de tritons à proximité du plan de section d’un membre.

Reste que la régénération d’une structure complexe, pluri-tissulaire n’est plus possible chez les animaux à sang chaud, le secret semblant en avoir été perdu au cours de l’Évolution. La cause de cette incapacité régénérative pouvait être recherchée dans l’absence, chez ces animaux supérieurs, de cellules souches pluripotentes persistant tout au long de la vie, ou dans une limitation du niveau possible de dé-différenciation. Pourtant, la multiplication des expériences de clonage de mammifères par transfert nucléaire de noyaux somatiques dans des ovocytes énucléés, démontre que le génome cellulaire reste d’une étonnante plasticité, même dans une cellule totalement différenciée. Dans ce cas, cependant, une machinerie germinale - le cytoplasme de l’ovocyte - est impliquée, et l’on pouvait penser qu’aucun équivalent n’en persistait dans des cellules somatiques. Cette interprétation est certainement remise en question par tout un faisceau de publications par des équipes américaines et européennes [3, 6, 7]. Le laboratoire de Catherine Verfaillie dans le Minnesota est probablement le plus actif dans l’exploration de cette voie [8]. Ces résultats récents, qui créent une effervescence légitime dans la communauté scientifique aussi bien que dans le grand public, nous apprennent que l’on peut isoler de divers tissus animaux, en particulier de la moelle osseuse, des cellules souches pluripotentes aux étonnantes capacités rappelant celles des cellules souches embryonnaires. Dans différentes expériences, la capacité de ces cellules à participer au développement embryonnaire et fœtal et, chez l’adulte, au repeuplement de la plupart des organes, a été démontrée. Un autre avantage potentiellement essentiel de ces cellules par rapport aux cellules souches embryonnaires est qu’elles ne sont pas tumorigènes. Il est possible de les injecter ou de les greffer à un organisme adulte sans dommage alors que, dans les mêmes conditions, des cellules ES indifférenciées engendreraient des tératocarcinomes [8].

Il semble donc que persiste chez les mammifères, y compris Homo sapiens, un potentiel régénératif bien plus important qu’on ne le craignait. En cela, l’homme peut-il être plutôt comparé à l’hydre ou à la salamandre ? En d’autres termes, ces cellules souches somatiques, que Catherine Verfaillie appelle les progéniteurs adultes multipotents, pré-existent-ils, comme chez les plathelminthes ou les hydres, ou sont-ils engendrés en réponse à des stimulus régénératifs ?

En fait, il n’est à ce jour pas possible de répondre à cette question, encore que je ferais bien le pari que notre ressemblance avec la salamandre l’emporte sur celle avec l’hydre. S’il en est bien ainsi, l’on peut craindre que les progrès escomptés dans la maîtrise de ce processus ne permettent pas aisément de transformer la décapitation en un processus réversible. Mon sentiment vient des conditions dans lesquelles apparaissent les MAPC (multipotent adult progenitor cells) de Catherine Verfaillie. Ce n’est qu’après environ 4 semaines de mise en culture de cellules indistinguables des progéniteurs mésenchymateux, et environ 25 doublements, qu’apparaissent ces cellules aux étonnantes capacités. Ce phénomène est à rapprocher de la dé-différenciation à l’origine de la constitution du blastème régénératif des amphibiens, structure dans laquelle les progéniteurs mésenchymateux semblent justement jouer un rôle essentiel.

Au total, il apparaît que nous n’en sommes encore qu’aux balbutiements de cette exploration des phénomènes persistants de régénération chez les mammifères, l’homme en particulier. Les questions fondamentales et pratiques restent innombrables. Quel rôle jouent, en physiologie et en pathologie, ces cellules souches somatiques multipotentes ? Pré-existentelles, ou bien sont-elles engendrées par un processus de dé-différenciation à partir d’une population de type mésenchymateux ? Leur nombre potentiel - ou bien la capacité de les obtenir à partir d’une population mésenchymateuse - décroît-il au cours de la vie ? Dans ce cas, ce phénomène intervient-il dans la sénescence ? Serait-il en pratique possible d’isoler de telles cellules chez des adultes malades, et de les utiliser chez eux à des fins de médecine régénératrice ? Ou bien, la préparation de telles populations à des fins thérapeutiques étant longue et difficile, de plus en plus incertaine à mesure que vieillissent les donneurs, faudra-t-il envisager d’en garder en réserve à partir de prélèvements systématiques effectués précocement dans la vie ?

Les quelques observations selon lesquelles de telles cellules pourraient répondre à des signaux en provenance des tissus lésés afin de s’y domicilier et de les régénérer seront-elles confirmées, et dans ce cas ce phénomène sera-t-il généralisable à tous les organes ? Quel sera, dans l’avenir, le champ des maladies accessibles à la thérapie cellulaire régénératrice, et quelle part respective joueront alors les cellules souches embryonnaires et les cellules souches somatiques multipotentes [7] ?

Autant de questions auxquelles nous ne pourrons apporter de réponses que progressivement. En attendant, les informations acquises permettent déjà d’affirmer que nous avons, en quelques années, changé de paradigme [9] en ce qui concerne notre vision de la différenciation cellulaire et de sa plasticité ; et aussi, que ce nouveau paradigme élargit considérablement les perspectives de la thérapie cellulaire et fonde l’espoir de l’émergence d’une véritable médecine régénératrice [3].

References
1.
Pearson H. The regeneration gap. Nature 2001; 414: 388–90.
2.
Brockes JP, Kumar A. Plasticity and reprogramming of diffentiated cells in amphibian regeneration. Nat Rev Mol Cell Biol 2002; 3 : 566–74.
3.
Kahn A. Cellules souches et médecine régénératrice. Med Sci 2002; 18 : 503–9.
4.
Leferovich JM, Bedelbaeva K, Samulewicz S, et al. Heart regeneration in adult MRL mice. Proc Natl Acad Sci USA 2001; 98 : 9830–5.
5.
Odelberg S, Kollhoff A, Keating MT. Dedifferentiation of mammalian myotubes induced by msx1. Cell 2000; 103: 1099–109.
6.
Stewart R, Przyborskis. Non-neural adult stem cells: tools for brain repair? BioEssay 2002; 24: 708–14.
7.
Orkin SH, Morrison SJ. Stem-cell competition. Nature 2002; 418: 25–7.
8.
Jiang Y, Jahagirdar BN, Reinhardt RL, et al. Pluripotency of mesenchymal stem cells derived from adult marrow. Nature 2002; 418: 41–9.
9.
Kuhn T. The structure of scientific revolutions. Chicago: Chicago University Press, 1962.