Logo of MSmédecine/sciences : m/s
Med Sci (Paris). 2003 March; 19(3): 271–273.
Published online 2003 March 15. doi: 10.1051/medsci/2003193271.

Gènes homéotiques et apoptose, d’architecte à sculpteur

Jacques Pradel, Yacine Graba, and Denise Aragnol

Laboratoire de Génétique et Physiologie du Développement, Institut de Biologie du Développement de Marseille, Cnrs/Inserm/Université de la Méditerranée, Parc Scientifique de Luminy, Case 907, 13288 Marseille Cedex 9, France

MeSH keywords: Animaux, Apoptose, Différenciation cellulaire, Drosophila, Développement embryonnaire et foetal, Régulation de l'expression des gènes au cours du développement, Protéines à homéodomaine, Humains

 

Responsables de la définition du plan du corps chez tous les métazoaires, les gènes Hox continuent d’exercer une formidable fascination tant par leur fonction d’architectes du développement que par leur rôle probablement moteur dans le changement des formes au cours de l’évolution [ 1] (→). En 1975, Garcia-Bellido [ 2] émit l’hypothèse, fondée uniquement sur des travaux de génétique formelle chez la drosophile, que les protéines Hox agissaient au sein d’un réseau hiérarchisé, en réponse à des gènes « activateurs » et en amont de gènes « réalisateurs », lesquels engageaient les cellules à se différencier et définissaient ainsi les traits propres à chaque unité métamérique (→). L’hypothèse a été largement validée par une somme de données moléculaires, notamment par la démonstration que les protéines Hox sont des facteurs de transcription et par l’identification d’environ quarante gènes cibles [ 3]. Cependant, si quelques cibles codent pour des fonctions cellulaires de base, aucune ne correspond vraiment à une fonction qui engage directement la cellule dans une voie de différenciation. D’où l’idée que les décisions de différenciation cellulaire étaient prises plus tard dans le développement, à l’issue d’une cascade d’événements se poursuivant en aval des protéines Hox.

(→) m/s 2000, n° 2, p. 205 et 2001, n° 1, p. 54

Une publication récente de Lohman et al, qui met en relation contrôle homéotique et mort cellulaire par apoptose, éclaire cette question d’une lumière nouvelle [ 4]. Dans chaque espèce, le processus apoptotique se déroule suivant un profil strictement invariant au cours du développement, ce qui permet d’éliminer les cellules produites en excès ou devenues obsolètes, de créer des discontinuités et de sculpter ainsi la forme des tissus et des organes [ 5]. Si les mécanismes moléculaires ou cellulaires qui provoquent l’apoptose sont largement décryptés [ 6], l’établissement du programme apoptotique au cours du développement reste très mal connu. En recherchant des cibles des protéines Hox essentielles à la morphogenèse, Lohman et al. ont découvert qu’une petite déficience éliminant un module de quatre gènes codant pour des protéines proapoptotiques provoquait des phénotypes embryonnaires proches des phénotypes associés à la mutation amorphe de Deformed (Dfd), un gène Hox responsable de la spécification de segments de tête chez la drosophile. Poussant leurs analyses, ces auteurs ont démontré d’une part que reaper (rpr), le gène du module apoptotique dont l’expression varie au cours du développement, est une cible transcriptionnelle directe de Dfd, d’autre part, que Dfd, tout comme rpr, est essentiel au maintien de la frontière qui sépare les segments maxillaire et mandibulaire. La découverte est importante, à plus d’un titre. Du point de vue de l’apoptose, c’est la première démonstration que le phénomène de mort cellulaire programmée est directement orchestré par un gène architecte du développement. Du point de vue des gènes homéotiques, c’est la première fois qu’un rôle dans le contrôle de la segmentation leur est assigné. Dfd n’active rpr que dans quelques cellules de la partie antérieure, celles-là même qui constituent une frontière intersegmentaire apparue plus tôt dans le développement, et dont la mort sculpte le sillon morphologique qui séparera les lobes maxillaire et mandibulaire. Les fonctions de Dfd et de rpr sont essentielles au mécanisme puisque, dans des embryons mutants pour l’un ou l’autre de ces gènes, la frontière intersegmentaire apparaît précocement mais n’est pas maintenue et le sillon ne se forme pas. Un mécanisme similaire a lieu dans la partie postérieure de l’embryon, dont l’identité est déterminée par la protéine homéotique AbdominalB (AbdB): l’induction localisée de rpr par AbdB provoque l’apoptose des cellules dont la mort est nécessaire pour que se matérialisent les frontières qui sépareront les segments abdominaux A6/A7 et A7/A8. Ainsi, Dfd et AbdB agissent non seulement pour définir, avec les autres protéines Hox, l’architecture générale et l’identité des différentes parties du corps mais aussi pour maintenir des frontières morphologiques entre segments, donc sculpter leurs formes. Chez la drosophile, le profil métamérique est défini précocement par l’activation localisée des voies de signalisation Wingless et Hedgehog et la création des frontières parasegmentaires [1]. Si les protéines Hox n’interviennent pas à ce stade, les résultats de Lohman et al. les impliquent plus tard dans le maintien et la matérialisation de frontières intersegmentaires (Figure 1). Reste à déterminer si protéines Hox et voies de signalisation coopèrent dans ce mécanisme et de quelle façon. Enfin, toujours concernant les protéines Hox, mais sous un angle différent, ces travaux offrent la première confirmation, avec bientôt 30 ans de retard, de « l’intuition » de Garcia-Bellido selon laquelle les protéines Hox recruteraient des protéines « réalisateurs », ici rpr, pour imprimer un devenir cellulaire particulier, la mort par apoptose.

Au sein des segments dont ils contrôlent la morphogenèse, les gènes Hox déterminent une diversité de structures et de types cellulaires. Comment une protéine Hox fixe-t-elle un trait morphologique singulier en un site donné, et non pas ailleurs, reste très mal compris. On a longtemps cru que les cascades d’activations transcriptionnelles qui se prolongent en aval de chaque protéine Hox subdivisaient le domaine d’action de la protéine en territoires de taille de plus en plus réduite, à partir desquels les cellules entraient dans des voies de différenciation particulières. Plusieurs données récentes, outre celles de Lohman et al., indiquent que les protéines Hox agissent aussi plus directement: Ultrabithorax détermine le profil d’expression des soies sensorielles des pattes en agissant successivement à des étapes différentes du processus, de la définition d’un territoire d’équivalence, au sein duquel les cellules n’ont pas encore arrêté le choix entre devenir neural et épidermique, jusqu’au recrutement du précurseur de la cellule sensorielle [ 7] ; AbdominalA, une autre protéine Hox de drosophile, ne recrute qu’un seul gène cible pour induire la différenciation des oenocytes, cellules sécrétrices spécialisées qui ne sont présentes que dans les segments abdominaux larvaires [ 8]. Pour activer la bonne cible au bon endroit et au bon moment, les protéines Hox doivent donc recevoir des informations spatio-temporelles complémentaires, fournies notamment par des co-facteurs transcriptionnels et par des signaux intercellulaires. Par exemple, les voies de signalisation qui interviennent dans la définition du profil métamérique sont très probablement requises pour que l’activation de rpr par Dfd et AbdB soit restreinte aux cellules qui formeront les frontières segmentaires maxillo-mandibulaire, A6/A7 et A7/A8. La coopération gènes Hox/voies de signalisation pourrait en fait être utilisée très largement pour définir la diversité des identités cellulaires au sein des unités segmentaires.

Si une relation directe gènes Hox/apoptose n’est démontrée que chez la drosophile, les souris mutantes pour les gènes Hoxb13 et Hoxa2 présentent également des défauts de segmentation et/ou du profil d’apoptose [ 9, 10]. Les modules génétiques en cause sont par ailleurs très conservés dans l’évolution, qu’il s’agisse du complexe Hox ou des gènes apoptotiques. Le mécanisme de maintien de frontières segmentaires par contrôle homéotique de la mort cellulaire découvert par Lohman et al. est donc très probablement à l’oeuvre dans toutes les espèces animales.

References
1.
Mann RS, Morata G. The developmental and molecular biology of genes that subdivide the body of drosophila. Annu Rev Cell Dev Biol 2000; 16: 243–71.
2.
Garcia-Bellido A. Genetic control of the wing disc development in Drosophila. In: Cell patterning. Ciba Fundation Symposium, 1975; 29: 161–78.
3.
Graba Y, Aragnol D, Pradel J. Drosophila homeotic downstream targets and the function of Hox genes. BioEssays 1987; 19: 379–88.
4.
Lohmann I, McGinnis N, Bodmer M, McGinnis W. The Drosophila Hox gene deformed sculpts head morphology via direct regulation of the apoptosis activator reaper. Cell 2002; 110: 457–66.
5.
Saunders JW, Fallon JF. Cell death in morphogenesis. In: Locke M, ed. Major problems in developmental biology. New York: Academic Press, 2000 : 289–314.
6.
Hengartner MO. The biochemistry of apoptosis. Nature 2000; 407: 770–6.
7.
Rozowski M, Akam M. Hox gene control of segmentspecific bristle patterns in Drosophila. Genes Dev 2002; 16: 1150–62.
8.
Brodu V, Elstob PR, Gould AP. Abdominal A specifies one cell type in Drosophila by regulating one principal target gene. Development 2002; 129: 2957–63.
9.
Stadler HS, Higgins KM, Capecchi MR. Loss of Ephreceptor expression correlates with loss of cell adhesion and chondrogenic capacity in Hoxa13 mutant limbs. Development 2001; 128: 4177–88.
10.
Gavalas A, Davenne M, Lumsden A, Chambon P, Rijli FM. Role of Hoxa-2 in axon pathfinding and rostral hindbrain patterning. Development 1997; 124: 3693–702.